Cet article est le deuxième d'une série de huit articles consacrés à l'astronomie durant l'Antiquité. Le premier est ici.
On a dit dans une note antérieure que Platon (-431 - -348) avait donné le coup d’envoi de l’astronomie moderne. En effet, Platon n’acceptait pas l’idée que les mouvements des planètes soient aléatoires, comme le supposait l’étymologie ('planètès astèrès' = 'étoile errante' en grec) ; selon lui, ils devaient au contraire obéir à des lois mathématiques, qu’il invitait les savants à découvrir.
L’intuition de Platon était juste. Même si elle était avant tout guidée par des principes théologiques : pour Platon comme pour la plupart des grecs (mais pas tous !), les planètes sont des êtres divins. Les Grecs, comme les babyloniens avant eux, leur ont d’ailleurs donné des noms de dieux (Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne pour les Grecs). Or il ne sied pas à la dignité d’un être divin qu’il erre sans logique dans le ciel, comme un grain de poussière au soleil…
Plus encore, selon Platon, la course de chaque planète doit nécessairement pouvoir être décomposée en mouvements circulaires et uniformes. Circulaires, car le cercle est la forme la plus parfaite, la seule qui convienne à la divinité ; uniformes (c’est-à-dire de vitesse constante) car, là encore, la constance est un signe de perfection (cce sont les hommes qui font preuve d'intempérance et changent d’avis tout le temps : pas les dieux, du moins pas selon Platon !). Platon considère en outre que la Terre est au centre de tous ces mouvements (opinion la plus largement partagée alors).
Ces hypothèses ne vont pas faciliter la tâche des astronomes : dans la réalité, comme on le découvrira bien plus tard (au XVIIe s.), les mouvements sont elliptiques et non circulaires ; et ils s'effectuent autour du Soleil et non de la Terre... Platon propose cependant un modèle qui souscrive à ses hypothèses. Il l'a probablement emprunté à Pythagore ou à ses disciples (Platon n’était pas un scientifique). Voilà en quoi il consiste. Il va falloir faire un petit effort d’imagination (ou lire en diagonale, c’est comme on veut).
Prenons pour commencer le mouvement apparent du Soleil par rapport à la Terre, qu’on suppose fixe. Considérons l’image à deux francs six sous ci-dessous. Les deux cercles représentent chacun une sphère. Imaginons que la plus grande tourne autour de l’axe vertical ; que la plus petite tourne autour de l’axe oblique ; et enfin, que cet axe oblique soit lui-même fiché dans la grande sphère (autrement dit, il tourne avec elle).
(schéma emprunté aux notes de cours du Dr . Andrew Gregory, University College London)
Maintenant, ces sphères, il faut les imaginer transparentes et gigantesques. Saupoudrons les étoiles sur la plus grande ; plaçons le Soleil en un point quelconque de l’équateur de la plus petite ; et mettons la Terre au centre de tout cela. Faisons coincider l’axe de la grande sphère avec l’axe des pôles terrestres ; choisissons convenablement l’angle entre les deux axes. Enfin animons la sphère extérieure d’un mouvement rapide (un tour en 24 heures) et la sphère intérieure d’un mouvement lent en sens inverse (un tour en 365 jours). Le Soleil paraîtra alors décrire un mouvement en spirale autour de la Terre, ascendant entre le solstice d'hiver (21 décembre) et le solstice d'été (21 juin), descendant entre le solstice d'été et le solstice d'hiver.
Bien vu. Pour le soleil en tout cas. En première approximation, c’est à peu près sa course vu de la Terre. Et c’est aussi celle des étoiles (si on considère la Terre comme immobile, elles en font effectivement un tour complet en 24 heures).
Et pour les planètes ? Platon utilise exactement le même modèle : la sphère des étoiles, animée du mouvement diurne (c'est-à-dire 1 tour en 24 heures), entraîne l'axe de rotation d'une sphère intérieure concentrique (une par planète). Celle-ci tourne en sens inverse à une vitesse qui lui est propre, et porte en un point de son équateur la planète considérée.
Cela fait 8 sphères en tout, emboîtée les unes dans les autres et concentriques, qui portent respectivement, en allant de la plus grande à la plus petite : les étoiles ; Saturne (la plus éloignée des planètes alors connue) ; Jupiter ; Mars ; Mercure, Vénus ; le Soleil ; et enfin la Lune. Au centre de tout cela, la Terre. L’ensemble est représenté dans le crobard ci-dessous, où chacun des cercles représente une sphère.
(schéma emprunté aux notes de cours du Dr . Andrew Gregory, University College London)
Ca n’a pas l’air mal. Mais malheureusement, si le modèle rend assez bien compte de la circulation apparente du Soleil, il n’en va pas de même pour les planètes. Il y a notamment un phénomène qu’il n’explique pas (et Platon en est conscient) ; un phénomène qui intrigue les observateurs du ciel depuis une éternité, et qui est certainement pour beaucoup dans l’appellation d’'étoiles errantes' donnée aux planètes : la rétrogradation.
Lorsqu’on relève les positions successives d’une planète quelconque par rapport aux étoiles (et par rapport à quoi d’autre le ferait-on !), on constate qu’elle semble parfois s’arrêter, reculer, et avancer à nouveau, comme dans le schéma ci-dessous…
(schéma emprunté aux notes de cours du Dr . Andrew Gregory, University College London)
On trouve une petite animation ici (site «astronomy notes» de Nick Strobel).
La planète ne recule pas vraiment bien sûr, c’est un effet d’optique, qui s’explique par la conjonction de deux faits que Platon ignorait : d’une part la Terre n’est pas immobile, et d’autre part les planètes sont beaucoup, beaucoup plus proches de nous que les étoiles. Cet article de Wikipedia explique cela très bien.
Effet d’optique ou pas, ce phénomène contredit le modèle de Platon, où les planètes vont toujours de l’avant. Celui-ci doit donc être amendé. Le savant Eudoxe de Cnide (-408 - -355, de vingt ans plus jeune que Platon donc) propose à cette fin une solution d’une rare ingéniosité mathématique.
Tout en conservant fidèlement le principe de base (celui d'une composition de mouvement circulaires et uniformes), Eudoxe adapte le modèle de Platon en faisant dépendre le mouvement d'une planète non plus de deux mais de quatre sphères :
- primo, toutes les sphères ont le même centre (la Terre) ;
- secondo, la première sphère (celle des étoiles, la plus grande) entraîne dans sa rotation l’axe de rotation de la seconde ; la seconde, l’axe de la troisième ; la troisième, l’axe de la quatrième ; et la quatrième (la plus petite) porte la planète considérée sur son équateur.
(schéma emprunté aux notes de cours du Dr . Andrew Gregory, University College London)
Les deux premières sphères (les plus grandes) sont grosso modo les mêmes que chez Platon, elles servent à tracer la position moyenne de la planète.
Les deux dernières (les plus petites) apportent, autour de cette position moyenne, la petite circulation qui rendra compte de la rétrogradation. Voilà comment elles sont arrangées : leurs axes dessinent un angle aigu ; elles tournent à la même vitesse, mais en sens inverse. Dans ces conditions, s’il n’y avait que ces deux sphères (en faisant abstraction des deux premières, donc), alors la planète décrirait un ‘8’, comme le point P dans la figure ci-dessous. Dans cette figure, P est un point de l’équateur de la sphère d’axe XY, elle-même entraînée par la sphère d’axe AB. Eudoxe appelle cette figure un «hippopède», «marche du cheval», car elle est un exercice classique d’équitation.
(Ce shéma provient du site de l’Université de St Andrews, Ecosse)
Si l’on considère maintenant le système complet, dans lequel ces deux sphères sont entraînées par les deux premières (celles de Platon) : à condition de bien choisir les angles et les vitesses, et de n’être pas trop regardant, on passe de la figure du « 8 » à une figure présentant un mouvement rétrograde proche de la réalité. Projeté sur un plan cela donne les figure suivantes :
Hippopède (deux sphères) :
Figure finale (quatre sphères) :
(Ces deux schémas proviennent des notes de cours du Dr . Andrew Gregory, University College London)
Par parenthèse, on voit là, peut-être pour la première fois, combien les problèmes de physique peuvent être de puissants stimulants à l’intelligence des mathématiciens.
L’élève d’Eudoxe, Callipe de Cysique, enrichira le système de son maître en ajoutant à son tour de nouvelles sphères, pour rendre compte en particulier de l’inégalité de la durée des saisons.
Mais le système des sphères homocentriques porte en lui un défaut sans remède : il suppose que les planètes sont à distance fixe de la Terre. Or, du vivant même d’Eudoxe, on s’aperçoit que la luminosité des planètes Vénus et Mars (les plus proches de la Terre), n’est pas constante ; et l’on explique – à raison – cette variation par leur rapprochement et leur éloignement par rapport à la Terre au cours du temps.
Les grecs inventeront alors un nouveau système, dit "à épicycles", compatible avec ce phénomène. Les principaux contributeurs en seront Hipparque (-190 – -120) et surtout Ptolémée (90 – 168). On y reviendra dans une autre article.
Le système des sphères homocentriques aura néanmoins encore des partisans bien des siècles après Ptolémée, jusqu’à la fin du Moyen-Âge ; il est si élégant… Et puis, c’est le système défendu par le philosophe grec Aristote (-384 - -322), et comme l’écrit l’historien des sciences Pierre Duhem (1881- 1916) : «pendant deux mille ans et plus, il y aura des hommes pour mettre la parole d'Aristote au-dessus du témoignage de leurs yeux.»
Sources :
- Le Tome 1 du «Système du Monde» de Pierre Duhem, disponible sur le site de la bibliothèque numérique de la BNF
- Les notes de cours de Gregory Andrew, professeur à l’UCL
- L'article sur Eudoxe de Cnide de l'univerisité de St Andrews, Ecosse.
Article suivant de la série "L'astronomie durant l'Antiquité" : 3 – Ptolémée et les "épicycles".
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