Cet article est le troisième d'une série de huit articles consacrés à l'astronomie durant l'Antiquité. Le premier est ici.
On a vu dans notre premier article que les savants grecs ont cherché de bonne heure à donner un modèle mathématique à la course des planètes. Platon (-429 - -348) a proposé le programme suivant : comment décomposer les mouvements des astres en mouvements circulaires et uniformes (c'est-à-dire de vitesse constante) ? C'est un cadre très contraignant, mais qui a fait l'objet pour un millénaire d'un large consensus parmi les savants.
Le lecteur se souvient (cf notre deuxième article) qu’Eudoxe de Cnide ( -408 - -347) a fourni le premier système complet qui réponde aux hypothèses de Platon, celui dit des «sphères homocentriques» ; mais que ce système souffre d’une tare sans remède : il place les planètes à une distance fixe de la Terre.
Or une observation attentive du Ciel – même à l’œil nu, comme on était contraint de le faire à l’époque - montre que cela n’est pas réaliste. Vénus ou Mars apparaissent plus brillantes à certaines époques, ce qui ne peut s’expliquer que par leur rapprochement de la Terre. Même la Lune n’est manifestement pas à une distance fixe de la Terre - c’est pourtant le seul astre qui soit satellite de la Terre et non du Soleil, comme on le sait maintenant. L’astronome Sosigène note en effet que son diamètre apparent évolue (dans un rapport de 1 à 12/11, précise-t-il), donc, la distance qui nous sépare d’elle aussi. Sosigène – à qui l’on doit, pour la petite histoire, l’invention de l’année bissextile – vivait au premier siècle avant J.-C. ; mais il tient pour évident (certainement à raison) que, trois siècles plus tôt, Eudoxe ou Aristote (-IVe), connaissaient également les limites du système des sphères homocentriques qu’ils proposaient, et dans lequels ils se seraient donc fourvoyés par paresse ou par idéologie.
C’est sans doute au -IIIe siècle qu’apparaît l’ébauche d’un système alternatif aux sphères homocentriques, un système qui soit propre à rendre compte de la variation de la distance qui sépare une planète donnée et la Terre.
On y conserve le postulat d’une Terre immobile, située au centre de l’univers et autour de laquelle les étoiles effectuent un tour complet en 24 heures. Quant aux planètes, chacune d’elle se déplace sur un cercle dont le centre tourne lui-même autour de la Terre, selon le mouvement suivant :
schéma issu du tome 1 du «Système du Monde» de P. Duhem (1ere partie, chapitre 8)
La planète P tourne à vitesse constante sur un cercle E. Le centre C de celui-ci se déplace lui-même également à vitesse constante sur un cercle D, centré sur T, la Terre. D et E sont propres à la planète P.
Les Grecs inventent un mot pour le cercle E : c’est l’épicycle, du grec 'epi' : 'sur', et 'kuklos' : 'cercle'. Quant au cercle D, on l’appellera plus tard le 'cercle déférent' (du latin 'deferre', 'porter').
Suivant ce modèle, le mouvement apparent d’une planète par rapport à la Terre est alors le suivant (trait bleu) :
schéma issu de l'encyclopédie en ligne Wikipédia, article sur les épicycles.
Ce modèle, dit "à épicycles", présente plusieurs avantages.
- Tout d’abord, il est conforme aux hypothèses de Platon : il n’y a là que des mouvements circulaires et uniformes.
- Ensuite, il rend compte du phénomène qui intriguait le plus les grecs : le mouvement rétrograde des planètes, cet effet optique qui nous donne l’impression que les planètes tantôt avancent, tantôt reculent par rapport aux étoiles. (Pour plus de précision sur ce phénomène, on peut lire l'article que lui consacre Wikipédia). Dans le premier schéma donné plus haut, si les vitesses sont bien choisies, quand le point P est proche de T, il paraît reculer ; quand il en est loin, il paraît avancer. Ce que confirme le deuxième schéma (cf la trajectoire de la planète dessinée en bleu).
- Enfin les planètes ne sont plus contraintes d’évoluer à distance fixe de la Terre, ce qui devrait tranquilliser Sosigène. C’est là son principal intérêt par rapport au système des sphères homocentriques, qui répondait déjà aux deux premiers critères.
Mais là encore, les Grecs réalisent rapidement que ce système est insuffisant. Il présente une belle symétrie qu’on n’observe pas dans la réalité, où une planète donnée paraît parfois reculer beaucoup quand elle est dans telle région du ciel, peu quand elle est dans telle autre.
Qu’à cela ne tienne, répondront les Grecs : il n’y a qu’à dire que le cercle déférent D n’est pas centré sur la Terre, mais qu’il est un peu décalé – on dit excentré. De cette façon, l’épicycle E sera tantôt plus proche, tantôt plus loin de la Terre, si bien que les arcs de rétrogradation paraîtront tantôt plus petit, tantôt plus grand...
C’est peut-être le moment de rappeler ici qu’en réalité (mais les Grecs l'ignoraient),
- d'une part, les planètes ne tournent pas autour de la Terre mais du Soleil (à part la Lune, que les astronomes d'aujourd'hui ne classent cependant pas parmi les planètes, justement pour cette raison) ;
- d'autre part, leur trajectoire autour du soleil est elliptique, comme dans le schéma ci-dessous.
La forme (plus ou moins aplatie) de l’ellipse, sa taille, son orientation dépendent bien sûr de la planète considérée. Les orbites sont en fait beaucoup plus proches du cercle dans la réalité que dans ce schéma ; le dessinateur de l’Académie de Dijon a ici exagérément aplati l’ellipse, soit à des fins didactiques, soit sous l’empire de la crème de cassis.
Le lecteur devine que le mouvement de chaque planète relativement à la terre est furieusement compliqué, et que les Grecs ne vont pas s’en tirer en déplaçant un cercle.
Pour le cas simple du Soleil, le modèle à épicycles fonctionne cependant plutôt bien, comme le prouve le grec Hipparque (-190 - -120, en plein travail d'observation ci-contre à gauche). Hipparque est le premier à avoir rendu compte non plus seulement qualitativement, mais aussi quantitativement, du mouvement apparent d’un astre, le Soleil, par rapport à la Terre ; c’est-à-dire que ses calculs permettaient de prévoir avec précision la position du Soleil par rapport aux étoiles, vu de la Terre, à une date dans le futur. Il s’est employé avec moins de succès à résoudre le problème du mouvement de la Lune par rapport à la Terre. Quant aux planètes, il n’a pas pu faire davantage que de prélever puis rassembler méthodiquement des mesures de leurs positions – ce qui témoigne déjà d’une démarche scientifique rigoureuse, qu’il a peut-être inaugurée.
Un autre grec, Ptolémée (90 – 168, ci-contre à droite dans une représentation de la fin du Moyen-Âge), complète le travail trois siècles plus tard et détermine les caractéristiques des déférents et épicycles de chaque planète. Pour coller aux apparences, il doit compliquer le modèle initial. Il prend d’abord une liberté avec les hypothèses de Platon, pour mieux expliquer les variations de vitesse apparente des planètes : le centre de l’épicycle (le petit cercle) ne se promène plus à vitesse constante sur le cercle déférent. Il veille cependant à ce que sa vitesse angulaire reste constante, mais pour cela ce n’est plus le centre du déférent (c'est-à-dire la Terre) qu’il lui faut prendre comme sommet de l’angle, mais un point qu'il invente et qu’on appellera au Moyen-Âge «point équant» (c'est-à-dire un point «égalisant» la vitesse).
La course d’une planète donnée ne se décompose donc plus vraiment en mouvements circulaires «et» uniformes, mais plutôt en mouvements circulaires «ou» uniformes… Comme l’écrit Ptolémée avec un pragmatisme qui n’est pas si répandu chez les savants de son époque (ou de toutes les époques ?), «il faut, du mieux que l’on peut, adapter les hypothèses les plus simples aux mouvements célestes ; mais si elles ne suffisent pas, il faut en prendre d’autres qui conviennent mieux».
Le schéma ci-dessous représente ce nouveau modèle.
schéma issu du tome 1 du «Système du Monde» de P. Duhem (1ere partie, chapitre 8)
Dans ce schéma, T est la Terre, D le cercle déférent. Comme on a dit plus haut, ce cercle déférent est excentré, c’est-à-dire que son centre Δ n’est plus confondu avec la Terre.
Le point C, symétrique de T par rapport à Δ, est le fameux point équant. Les deux petits cercles e et ε représentent l’épicycle à deux dates successives. Le centre de celui-ci passe de c en γ entre les deux dates, et dans le même temps le diamètre initialement en [a-b] passe en [α-β]. L’idée du point équant, c’est que c’est la demi-droite C-α-γ-β (et non plus Δ-A-γ-B) qui va balayer le plan à vitesse angulaire constante. La planète elle-même, représentée par le point V, se déplace sur l’épicycle à vitesse constante par rapport au diamètre [α-β]. Quant au cercle E, il est juste là pour compliquer encore un peu le schéma.
Ouf.
C’était là le modèle simple, celui que Ptolémée utilise pour représenter les mouvements de Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Pour Mercure, c’est plus compliqué : cette fois-ci, le cercle déférent n’est plus fixe ; son centre Δ tourne à son tour autour de la Terre, comme dans le schéma ci-dessous.
schéma issu du tome 1 du «Système du Monde» de P. Duhem (1ere partie, chapitre 8)
Le centre Δ du déférent se déplace à vitesse constante sur un cercle A. Le point equant C, quant à lui, reste immobile. Le point M est la planète Mercure.
Pour la Lune, le schéma est encore un peu différent.
Il faut ajouter enfin que d’autres cercles viennent rendre compte du fait que l’orbite de la Terre et celle d’une planète donnée ne sont pas dans le même plan – autrement dit, tout cela se passe en 3D.
Tous ces cercles paraissent bien vicieux. Mais, on l’a dit, il n’était pas possible de faire simple en partant – comme tous les astronomes à l’époque – de l’hypothèse des mouvements circulaires et uniformes, et en prenant la Terre comme point fixe.
Et simple ou pas, le système de Ptolémée se distingue par ses qualités prédictives exceptionnelles pour l’époque. Il permet par exemple de prévoir les dates des prochaines éclipses. Il propose en outre une méthode pour calculer leurs heures de début et de fin pour un point donné de la Terre.
Ptolémée expose son système dans un livre intitulé "La grande composition mathématique de l'Astronomie". Les savants arabes l’appelleront avec déférence "Al majesti" (arabisation du superlatif grec 'megistos', 'le plus grand') ; ceux du Moyen-Âge créeront le nom d'"Almageste" à partir de cette expression. Encore aujourd’hui, c’est sous ce nom qu’on désigne le plus souvent l’ouvrage.
L’Almageste restera la référence jusqu’au début du XVIIe siècle. Cependant, au fil des siècles, le système de Ptolémée est constamment enrichi, c'est-à-dire alourdi, afin d’en améliorer la précision. Les astronomes sont contraints d’ajouter des épicycles aux épicycles, puis des épicycles aux épicycles des épicycles, etc, sans que le système semble jamais devoir converger ; ils n’ont pas d’ordinateur pour effectuer tous ces calculs et ils n’en peuvent plus. Tant de complexité finira par paraître suspecte aux plus curieux d’entre eux.
C’est l’astronome allemand Kepler (ci-contre à gauche) qui sonnera en 1609 le glas du modèle à épicycles, en en proposant un autre beaucoup plus simple et beaucoup plus exact :
- les planètes tournent autour du Soleil (idée émise par le polonais Copernic en 1543) et non de la Terre,
- leur orbite est elliptique et non circulaire.
Sources :
- Tome I du «Système du Monde » de Pierre Duhem, qu’on peut récupérer (format pdf) sur le site de la bibliothèque numérique de la BNF.
- L'histoire des éclipses proposée par l'IMCCE (Institut de Mécanique Céleste et de Calcul des Ephémérides).
Article suivant de la série "L'astronomie durant l'Antiquité" : 4 – Platon et l'Invisible.
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