Descartes, L’Homme qui voulait prouver l’existence de Dieu. Feuilleton paraissant le lundi et le jeudi. Episode 16/16 : «Le Verdict». Le premier épisode est ici.
Résumé des épisodes précédents : En 1640, Descartes s'est fait fort de prouver l’existence de Dieu dans ses Méditations Métaphysique, dédiées à la Sorbonne, la plus prestigieuse faculté de théologie du monde chrétien. Mais sa philosophie - le cartésianisme, ou la «philosophie nouvelle» comme on l’appelle alors - lui vaut des adeptes enthousiastes… et des opposants acharnés, et cela, aussi bien chez les philosophes que chez les religieux. Quelle sera finalement la position de l’église catholique sur les Méditations ?
Après avoir remporté ses premiers succès dans les facultés des Pays-Bas protestants – Utrecht, Leyde – le cartésianisme s’étend vers le sud, accompagné de son cortège de querelles doctrinales. En terre catholique, c’est des Pays-Bas espagnols que vient la première offensive. Dans un ouvrage publié en 1654, un certain Plemp (alias Plempius), professeur de médecine à l’université de Louvain, accuse le cartésianisme de nier le dogme catholique de l’eucharistie. (En tant que médecin Plemp le condamnera à nouveau plus tard comme dangereux pour la santé publique, mais ce n’est qu’un détail à côté de la violation d’un dogme religieux.). Rappelons de quoi il s'agit : pour les catholiques, le corps du Christ est réellement (et pas seulement symboliquement) présent dans l’hostie avalée par les fidèles à la messe lors de la cérémonie de l’eucharistie. Or la physique de Descartes est incompatible avec le postulat des "qualités réelles" qui explique traditionnellement ce miracle. Ce problème avait été soulevé par le théologien Arnauld à la lecture des Méditations Métaphysiques. (Ces points sont développés dans les épisodes 10 et 11.). Les traditionnalistes s’en emparent avec Plemp et ce sera leur fer de lance contre le cartésianisme conquérant des années 1650-1660.
Ils entrent par ailleurs en possession d'une arme redoutable. Le lecteur se souvient que Descartes, dans deux lettres confidentielles rédigées en 1645 (cf épisode 13 "Les lettres maudites"), avait dévoilé à un de ses partisans le secret de ses conceptions concernant l’eucharistie ; conceptions qu’il soupçonnait bien d'être un peu trop originales pour être orthodoxes. L’existence de ces lettres a filtré, probablement dès 1645. En 1659, Clerselier, le gardien du temple cartésien, le disciple de Descartes qui a voué son existence au triomphe des idées du maître, Clerselier donc confie à un certain Bertet qu’il détient les lettres et compte bien les publier un jour. Ce dernier redoublant de déclarations d’attachement à Descartes, Clerselier lui en donne une copie.
«Vous ne pouviez pas porter à la philosophie de M. Descartes un coup plus mortel». Tel est le jugement qu’un proche adresse à Clerselier en apprenant cela. C’est que Bertet est un jésuite ; ces jésuites, dont on a pu voir (cf épisode 14 ; leur blason ci-contre à droite) qu’ils étaient de farouches adversaires du cartésianisme ; ces jésuites, si influents que Descartes lui-même avait écrit à l’un d’eux, au sujet de sa philosophie : «Je sais que votre compagnie seule peut plus que tout le reste du monde pour la faire valoir ou mépriser». Et en effet, les jésuites font parvenir les lettres au Saint Siège, à Rome. Elles sont aussitôt des pièces à charge contre le cartésianisme.
En 1662, un ordre en provenance de Rome enjoint l’université de Louvain d’interdire le cartésianisme (qui y compte de nombreux adeptes) au motif que, niant les «qualités réelles» il nierait l’eucharistie.
L’année suivante, en 1663, la sentence tombe. L’Eglise met les œuvres de Descartes à l’Index «donec corrigantur». Autrement dit, elles sont interdites de lecture et de publication «jusqu’à ce qu’elles soient corrigées». L’Eglise changeant rarement d’avis et Descartes n’ayant pas ressuscité pour apporter les corrections nécessaires, le statut est toujours le même de nos jours. Ce qui n’a pas empêché pas le cartésianisme de se diffuser plus ou moins souterrainement dans les universités malgré l’interdit, à toutes les époques.
Le Saint Office a ouvert ses archives à la fin du siècle dernier, permettant aux chercheurs d'étudier les actes de cette censure. La non-conformité au «sacrum Eucharistiae mysterium» (mystère sacré de l'Eucharistie) tel que défini lors du «Synodus Tridentina» (Concile de Trente) est l’un des deux principaux reproches faits aux Méditations Métaphysiques. La censure se révèle cependant beaucoup plus nuancée qu’on l'a longtemps cru. Loin de douter de la sincérité de Descartes et de le taxer d’athéisme comme certains intégristes l’ont fait, l'auteur de l'acte de censure semble au contraire regretter qu’un si puissant génie n’ait pas consacré ses forces à la théologie : «Je rends le plus grand hommage à sa pénétration et à l’éclat de son éloquence ; cependant je n’approuve pas toutes les propositions qu’il enseigne ; en effet certaines ne s’accordent pas suffisamment avec les principes de la foi catholique et de sa doctrine sacrée». (Traduit tant bien que mal du latin [1] par le Médiévaliste.). Difficile de mettre moins de blâme dans une censure.
Paul VI, en 1965, et Jean-Paul II, en 2003, ont réaffirmé le dogme de la présence réelle du corps du Christ dans l’hostie lors de l’eucharistie, en lieu et place du pain – Paul VI faisant explicitement référence au Concile de Trente. Mais enfin, les conclusions de ce concile, on l’a vu (cf épisode 12), peuvent être diversement interprétées, tout n’est pas perdu pour les cartésiens.
Et les protestants, où en sont-ils aujourd'hui ? On se souvient (cf épisode 15) que Voetius, théologien protestant et recteur de l’université d’Utrecht [ci-contre à gauche], aux Pays-Bas, était le premier à avoir lancé l’accusation d’athéisme contre la philosophie cartésienne, et avait obtenu sa censure des instances de cet université, en 1642. Les choses ont évolué et ces mêmes instances ont depuis abrogé cet arrêt, dans une déclaration en latin cosignée par le maire d’Utrecht en personne.
C’était l’année dernière, le 25 mars 2005.
La lutte continue.
[1] "Ingenii acumen, et eloquii nitorem summopere laudo ; propositiones tamen, quas docendo interserit, non omnes approbo ; quaedam enim catholicae fidei, et sacrae doctrinae principiis non satis consonant."
C'était le dernier épisode de la série «Descartes Code. René Descartes, l’Homme qui voulait prouver l’existence de Dieu». Nous espérons que cette série vous a plu. N'hésitez pas à mettre un commentaire !
Bibliographie
- «Descartes et la France» de François Azouvi, alerte et très bien documenté, ce livre a été une mine d’information. Il est pour beaucoup dans l’envie du Médiévaliste d’écrire cette série, la passion de l’auteur est communicative.
- la «Vie de M. Descartes» par Adrien Baillet (1691), plus ancienne biographie connue de Descartes.
- «Histoire de la philosophie cartésienne» de Francisque Bouillier (1868), très détaillé, mais un peu daté (ça a son charme aussi ; au Médiévaliste, évidemment, on aime). On peut le télécharger depuis Gallica, la bibliothèque numérique en ligne de la BNF.
- «Les antécédents historiques du ‘Je pense donc je suis’» par Léon Blanchet (1920). L’introduction donne un bon aperçu de la place du cartésianisme dans l'histoire de la philosophie : ses sources, sa postérité. Le reste est sûrement très bien aussi. On trouve également ce livre sur Gallica.
- «Histoire de la philosophie occidentale» de Jean-François Revel. Un peu péremptoire, mais au moins, on ne s’ennuie pas. Ca court de Thalès (-VIIe) jusqu’à Kant (fin XVIIIe). On peut lire en diagonale les pages abscons sur Spinoza. Jean-François Revel nous a quitté en avril. Cette série d'article lui est dédiée.
- «The scientific work of René Descartes» de J.-F. Scott (Londres, 1952). Particulièrement précieux pour savoir lesquels des travaux de Descartes avaient une authentique valeur scientifique : si un Anglais en identifie un comme tel, c’est qu'il doit en avoir une.
- Le site encyclopédique Imago Mundi, on y trouve une présentation à la fois très claire et très savante des grands courants de pensée (nominalisme, thomisme, jansénisme...).
- «Le problème de la transsubstantiation eucharistique chez Descartes», article de Christophe Paillard, qui nous a donné de violentes démangeaisons de copier/coller.
- L’inévitable Wikipédia, pour les biographies surtout.
- les «bulletins cartésiens» no 30 et 32 du Centre d’Etudes Cartésiennes, indispensables pour le dernier épisode.
- «Descartes, Philosophe et Savant» de Colette Grenet chez Taillandier, brochure érudite et agréable à lire, contenant d’utiles points de repères.
- Le volume 4 de l’édition des «Œuvres de Descartes» chez Vrin où figurent en note après les lettres au Père Mesland (p161 et suiv.) quelques informations qui ont alimenté l’essentiel de l'épisode 13.
- Le «Discours de la Méthode» et les «Méditations Métaphysiques», bien sûr, qu'on trouve par exemple sur Minerva ou sur Bibliotheca Augustana ; ce dernier site proposant à la frange la plus hardcore des cartésiens la version originale en latin des Méditations.
- Les «Principes de Philosophie» et la correspondance de Descartes, qu'on trouve sur... Gallica, évidemment (sauf les lettres à Mesland sur l'eucharistie, les "lettres maudites" de l’épisode 13 ! il s’agit d’une édition de 1824). Gallica, c’est riche, c’est facile, et c’est gratuit. C’est beau.
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