Cet article est le neuvième de la série “Trois siècles en un”, consacrée à la France du XIXe siècle. Elle en compte dix-neuf. Le précédent est là. Le suivant est là. Le premier est là.
Cet article est le troisième de la partie II “Les Empires” de notre série. On a expliqué dans le précédent pourquoi Napoléon Bonaparte (alias Napoléon Ier) et son neveu Louis-Napoléon Bonaparte (alias Napoléon III) avaient décidé, à un demi-siècle de distance, de donner aux régimes qu’ils avaient fondé le nom d’“empire”. Nous avons dit que ce système politique, hérité de l'Antiquité romaine, était qualifié de “césarisme” ; nous avons vu quel opportunisme avait pu conduire les deux Bonaparte à l'adopter et en avons évoqué les grandes lignes insitutionnelles ; voyons maintenant quel en est chez eux l'esprit.
Rappelons que les deux Empires sont tout d'abord des dictatures, même si, dans ses toutes dernières années, le Second Empire (1852-1870) se démocratise un peu. La presse est sévèrement contrôlée ; tous les pouvoirs sont, dans les faits, détenus par une seule personne, sans limite de durée ; et plus encore, ceux-ci sont censé être transmis héréditairement.
Voilà qui ressemble beaucoup aux monarchies absolues de l’Ancien Régime. Mais à la différence de ces dernières, et à l’image des républiques, les deux Empires prétendent tenir leur légitimité non de Dieu mais du peuple, et de lui seul. L'instauration de chacun des deux Empires est ainsi soumise au peuple via un référendum, qui se déroule en juin 1804 pour le premier et en novembre 1852 pour le second et tous les hommes adultes pouvaient y voter - selon des modalités qui laissent à chaque fois beaucoup à désirer, mais enfin, on a voté.
La constitution du Second Empire stipule ainsi que l'empereur “est responsable devant le Peuple français, auquel il a toujours le droit de faire appel”. “Appel [au] peuple”, voilà qui paraît très démocratique ; mais la constitution se garde cependant bien de disposer que l’empereur a l’obligation de consulter le peuple régulièrement pour y engager sa responsabilité ; autrement dit, il ne peut être destitué que s’il le veut bien.
Ces appels au Peuple, on les appelle alors “plébiscites” ; nous dirions aujourd’hui “référendum”. Tous les Français (mais pas les Françaises) de plus de 21 ans y sont conviés, et ce, sans distinction de fortune, ce qui est remarquable – même la Deuxième République, après deux ans d’existence, avait fini par retrancher du corps électoral son tiers le plus pauvre (cf. notre article “Quarante-cinq centimes de trop”). Les mêmes votent également aux législatives – pour des fantoches sans pouvoir, sauf à la toute fin du régime ; mais ils votent. En vertu de cela, Louis-Napoléon peut dire du système impérial que «la base en est démocratique puisque tous les pouvoirs viennent du peuple» (‘Les Idées Napoléoniennes’, 1839).
Louis-Napoléon Bonaparte organise trois plébiscites à l’échelon national. A chaque fois, le “Oui” l’emporte à plus de 80%. On a déjà parlé des deux premiers : celui de décembre 1851 qui autorise Louis-Napoléon à rédiger une constitution à sa façon, et celui de novembre 1852, qui approuve l’intitution de l'Empire. Ils ne laissent quasiment aucune place aux défenseurs du “Non”, la presse étant alors muselée.
Le troisième plébiscite national se déroule le 8 mai 1870, près de dix-huit ans donc après le précédent - Louis-Napoléon n'“appelle” pas souvent... Il fait bien sûr l’objet d’un intense bourrage de crâne de la part du pouvoir, comme les deux précédents ; cependant la presse est alors plus libre qu’à ses débuts, et les conditions d’un débat démocratique davantage réunies : c’est indéniablement à mettre au crédit de Napoléon III.
Mais il est très révélateur des vices de ce type de consultation. La proposition en est en effet savamment équivoque : “Le Peuple approuve les réformes libérales opérées dans la Constitution depuis 1860, par l'empereur, avec le concours des grands corps de l'État, et ratifie le sénatus-consulte du 20 avril 1870” (le “sénatus-consulte du 20 avril 1870” est une loi qui rend les ministres responsables devant le parlement). Votez-vous ‘Oui’ ? Vous soutenez la politique de l’empereur, et donc l’empereur lui-même. Votez-vous ‘Non’ ? Vous souhaitez donc que l’empereur revienne à une forme plus autocratique du pouvoir. Quel bulletin peut donc déposer un républicain ?
Traumatisés par ces expériences, les républicains banniront le plébiscite des institutions durant la Troisième République (1870-1940). Le mot lui-même prend un sens péjoratif : organiser un plébiciste, ce n’est plus inviter le peuple à se prononcer directement sur un sujet particulièrement important, c’est lui soutirer un mandat ou des pouvoirs, par la ruse ou la pression. On n’en attend pas une décision, mais un blanc-seing. Ses rares défenseurs devront ressortir sortir un autre mot des oubliettes pour être audibles : “référendum”, absent des dictionnaires jusqu’au tournant du XXe siècle, et qui signifie la même chose. Peine perdue. En 1903, lorsqu’Emile Combes, président du Conseil (sorte de Premier Ministre de l’époque) affirme devant l’assemblée que “le référendum est la négation du principe qui sert de base à notre organisation politique”, il ne fait que rappeler une évidence pour la classe politique d'alors : la république, c’est un régime représentatif, et rien qu’un régime représentatif. C'est-à-dire que le citoyen vote pour élire des représentants, et non pour trancher sur une proposition de loi. Avant même la république, c’était déjà ce que les révolutionnaires avaient spécifiés dans l’article 2 de la première Constitution qu’ait connu la France, celle de 1791, qui faisait du pays une monarchie constitutionnelle : « -La Nation, de qui seule émanent tous les Pouvoirs, ne peut les exercer que par délégation. -La Constitution française est représentative : les représentants sont le Corps législatif et le roi». Pour Emile Combes, introduire le référendum, c’est supposer que les élus n’ont pas toute compétence pour représenter le peuple. Impossible.
Sous la Quatrième République (1946-1958), le référendum réapparaît, mais son usage est réservé aux seules questions constitutionnelles. Il faudra attendre la Cinquième République et le retour de Charles De Gaulle en 1958 pour qu’il réintègre vraiment les mœurs politiques. De Gaulle, aux antipodes de Combes sur la planète républicaine, est un ardent avocat de ce type de consultation. Dans une allocution du 24 mai 1968 en réponse aux fameux événements de ce mois-là, il en parle ainsi comme de «la voie la plus directe et la plus démocratique possible».
Plus encore qu’une consultation, le plébiscite est pour Louis-Napoléon Bonaparte une espèce de sacre démocratique ; un moment de communion où le peuple ne fait, à la limite, qu’entériner un choix déjà fait par la Providence, et prend collectivement conscience que l’homme qu’on propose à son suffrage devait incarner la nation, ou doit continuer à le faire. De tels hommes, son oncle Napoléon Ier est bien entendu l’archétype : “Napoléon apparaît comme un de ces êtres extraordinaires que crée la Providence pour être l'instrument majestueux de ses impénétrables desseins”, “homme extraordinaire qui, second Josué, arrêta la lumière et fit reculer les ténèbre”, écrivait-il vers 1840. Ce mysticisme ne lui est cependant pas propre, au contraire il est plutôt en vogue au XIXe siècle ; en 1806, le philosophe allemand Hegel, ayant aperçu Napoléon Ier partant en reconnaissance peu avant la bataille d'Iéna, écrivait qu’il avait vu passer “l’âme du monde” montée sur un cheval… Notons que les gaullistes sont à peine moins lyriques quand ils parlent de leur grand homme : il était l'homme providentiel, il a répondu à l'appel du destin, etc.
Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de l’“âme du monde”, ne se considère certainement pas – pour reprendre le mot fameux d’un candidat aux élections présidentielles de 2012 - comme un homme “normal” et peut bien se figurer qu’il est a minima l’âme de la France. Ses deux premières tentatives de coup d’Etat (cf notre article “Luigi Napoleone, conspiratore”), délirantes et lamentables, ne peuvent s’expliquer autrement que par cette foi inébranlable. Et certes, au regard des “impénétrables desseins” de la Providence, la question des conditions du déroulement du plébiscite – neutralité de l’Etat, liberté de la presse, droit de réunion, secret du vote, etc – devient parfaitement oiseuse.
Par un effet de vases communicants, la promotion du chef de l’Etat s’accompagne d’une dépréciation équivalente des assemblées. Sous le second Empire, le “Sénat” et le “Corps Législatif” (équivalent d'alors de nos Sénat et Assemblée nationale d’aujoud’hui) ne sont là que pour le décorum. Il n’y a aucune efficacité à attendre d’une assemblée, pour Louis-Napoléon Bonaparte : tantôt elle parle au lieu d’agir, tantôt elle agit sans cohérence, se sachant de toute façon moralement irresponsable puisque, comme il l’écrit en tête de la constitution de 1852, “dans ce pays de centralisation, l'opinion publique a sans cesse tout rapporté au chef du gouvernement, le bien comme le mal”. Aujourd'hui encore, il est difficile de contester cette dernière affirmation, mais le raisonnement est spécieux : on l’a dit plus haut, dans la constitution, l'empereur a beau être “responsable”, il n’en est pas moins indéboulonnable à vie.
Cette irresponsabilité présumée des Assemblées fait, selon Louis-Napoléon Bonaparte, qu'elles sont la proie des “partis”, quand le chef d’Etat, lui, défend l’intérêt général. Notons au passage que le terme “parti”, alors, n’a pas encore pris son sens actuel d’organisation politique structurée ; on l’utilise plutôt pour regrouper sous une même enseigne des personnalités qui ont globalement les mêmes idées, ou les mêmes intérêts ; ainsi le “parti de l’Ordre” sous la Deuxième République (cf notre article “Le sac de Pommes de terres”). N’importe : on chercherait avec peine sous la plume de Louis-Napoléon Bonaparte un emploi neutre de ce mot : il n’est question que du “feu destructeur des partis”, de “partis acharnés les uns contre les autres”, des “excès des partis”, de “la marche incertaine d’un parti”, de l’“esprit de parti”, etc. Les partis, c’est la division ; lui veut l’union nationale et invite les représentants du peuple à être “les hommes du pays, et non les hommes d’un parti”.
Là encore, ce thème refleurit avec le gaullisme, après la guerre. Dans son célèbre discours de Bayeux du 16 juin 1946, programmatique par bien des aspects de la présidence qu’il exercera 12 ans plus tard, de Gaulle n’emploie le mot ‘parti’ que comme repoussoir : les résistants ont combattu “au-dessus de toute préoccupation de parti ou de classe” ; lui-même est resté à l’écart, au-lendemain de la guerre, “de la lutte des partis” et regrette que “la rivalité des partis” prenne le pas sur “les intérêts supérieurs du pays” - opposition classique de la rhétorique bonapartiste. Bien obligés d’en avoir un, de parti, pour organiser leur vie politique, les gaullistes et leurs héritiers préfèreront parler de “rassemblement” ou d'“union” (“Rassemblement du Peuple Français” (RPF), “Rassemblement Pour la République” (RPR), “Union pour la Défense de la République” (UDR), “Union pour un Mouvement Populaire” (UMP)) ; ou ils choisiront de s'appeler “Les Républicains” tout court – avec, nous semble-t-il, un certain toupet.
Dans notre prochain article, on parlera de l’œuvre de Napoléon III et des raisons de sa popularité. Cet article s'intitulera “Notre Empereur”.
Sources principales :
Eric Anceau, “La France de 1848 à 1870 - Entre ordre et mouvement”
France Culture, “Concordance des temps”, par Jean-Noël Jeanneney : émission du 15 septembre 2007 “Sommes-nous sous le Second Empire ?”, avec Pierre Milza
France Culture, “Concordance des temps”, par Jean-Noël Jeanneney : émission du 2 juillet 2016 “Plébiscite et référendum : en vouloir ou pas”, avec Serge Berstein
Pierre Rosanvallon, “Histoire moderne et contemporaine du politique”, Collège de France : Séminaire du 14 mars 2012 “Débats historiques et politiques sur l'élection du président de la République et des organes exécutifs depuis la Révolution” avec Pierre Brunet et Arnaud Le Pillouer
Site de l'Assemblée nationale www.assemblee-nationale.fr page “Plénitude de la République et extension du suffrage universel - Le référendum” (indisponible aujourd'hui)
Site de l'Assemblée nationale www.assemblee-nationale.fr page “1852 Le second Empire” (indisponible aujourd'hui)
France Culture, “Concordance des temps” : émission du 3 décembre 2016 “Second Empire : le bonapartisme en héritage” avec Jean Garrigues
France Culture, “La Fabrique l’Histoire” : émission du 20 octobre 2016 “Histoire du Second Empire 4/4 - Le Second Empire : une dictature à la française ?” avec Eric Anceau et Jean-Claude Yon
France Culture, “Les Chemins de la Philosophie”, par Anastasia Colosimo : émission du 26 décembre 2018 “Démocratie (2/3) - Le conservatisme : une critique de la démocratie ?” avec Olivier Dard
Louis-Napoléon Bonaparte, “Des idées napoléoniennes” (disponible sur books.google.fr)
Charles De Gaulle, Discours de Bayeux de 1946 (disponible sur le site mjp.univ-perp.fr)
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