Cet article est le huitième de la série “Trois siècles en un”, consacrée à la France du XIXe siècle. Elle en compte dix-neuf. Le précédent est là. Le suivant est là. premier est là.
Cet article est le deuxième de la partie II “Les Empires” de notre série. On a vu dans le précédent que Louis-Napoléon Bonaparte (1808-1873) avait très tôt consacré son énergie à la conquête du pouvoir ; effort couronné de succès après son coup d’Etat du 2 décembre 1851 contre la Deuxième République et le référendum organisé dans la foulée qui lui accorde les pleins pouvoir pour rédiger une nouvelle constitution. Louis-Napoléon Bonaparte a dorénavant les mains libres pour exercer le pouvoir comme il l’entend.
Pendant un an (décembre 1851-décembre 1852), il conserve ce titre de Président de la République qui était le sien avant le coup d’Etat ; puis, instituant le “Second Empire” en décembre 1852, il se donne celui d'“Empereur des Français”, sous le nom de Napoléon III. Arrêtons-nous, le temps de cet article, sur ce titre. Ce que nous voulons montrer ici, c'est que, pour Louis-Napoléon Bonaparte, il doit plus à la nécessité qu’à la mégalomanie.
L’adopter, c’est évidemment pour lui s’inscrire dans la filiation de Napoléon Ier, alias Napoléon Bonaparte, son oncle, qui l’a étrenné un demi-siècle plus tôt, en 1804, lorsqu'il a créé le “Premier Empire”. Napoléon Ier jouit encore d’une popularité incroyable dans le pays : on veut oublier l’“ogre” dont les guerres ont fait périr un demi-million de ses soldats mais on se souvient du général qui a dominé le continent européen et de l’administrateur qui, pendant le Consulat (1799-1804) ou le Premier Empire (1804-1814 et 1815), a créé le Code Civil et cent autres institutions - la Cour des Comptes, la Banque de France, le Conseil d'État, etc. D’autres raisons poussent Louis-Napoléon à porter ce titre à son tour et ce sont les mêmes que celles de son oncle avant lui. Revenons d'abord sur le parcours de celui-ci.
Depuis son coup d'État de 1799 (dit du “18 brumaire”, sa date dans le calendrier révolutionnaire), qui a instauré le “Consulat”, Napoléon Bonaparte détient dans les faits tous les pouvoirs, même si le régime prétend encore être une république. Il tire sur la corde autant qu'il peut et, en 1802, parvient à se faire nommer Premier Consul à vie (concrètement, dictateur à vie), et même donner le droit de choisir son successeur. Mais il entend en plus fonder une dynastie : viendrait après lui l'aîné de ses fils encore en vie, ou un fils adoptif sinon, et ainsi de suite après eux. Dans la langue de tous les jours, un tel régime porte un nom et ce n'est ni “république” ni “consulat” : c'est “royauté”.
Les Français auraient tout accordé au général réputé gagner toutes ses batailles et qui avait restauré les finances publiques, sauf qu'il devienne roi : on y aurait vu les prodromes d'un retour à l'Ancien Régime honni. Avoir décapité Louis XVI pour en arriver là !... Bonaparte a donc l'idée de s'en sortir par le haut en recyclant le terme d'“empereur”. Ce dernier est compatible avec l'idée dynastique et en même temps, il appartient à un tout autre univers mental que celui du féodalisme ou de la monarchie absolue d'Ancien Régime : c'est celui de la Rome antique, référence à la mode durant la Révolution. Rome, cela vous a un air de dignité sobre, à la fois virile et vertueuse ; on s'y vêtait d'une simple toge, les dentelles, perruques et autres fanfreluches ostentatoires de Versailles n'y avaient pas cours.
Le titre d'empereur est inédit en France depuis Charlemagne, qui se l'était donné mille ans plus tôt. L'“empereur à la barbe fleurie” a justement été paré de toutes les vertus par les historiens de tous bords au XVIIIe siècle. Mably (1709-1785), le plus en vogue d'entre eux sous la Révolution (mais pas le moins fantaisiste), en faisait quasiment un démocrate ; Bonaparte vénère en lui le conquérant et l'administrateur. Enfin, le mot “empire”, dans son acception la plus fréquente, désigne un ensemble d’États relevant d’un gouvernement central, or c'est exactement ce que Napoléon Bonaparte compte mettre en place, en partant à la conquête de l’Europe. A part “empereur”, il a aussi “tyran” ou “despote”, mais ça lui plait moins.
Il décide donc d’être empereur. Cependant, la Révolution est encore proche et le sentiment républicain reste vif. Le premier article de sa constitution de 1804 dispose donc que : “Le gouvernement de la République est confié à un empereur, qui prend le titre d'Empereur des Français”. Un empereur de la République, en somme. Le régime ne se dépouillera qu’avec prudence de ses oripeaux républicains. En 1807 encore, les pièces de monnaie françaises portent la mention : “Napoléon Empereur” côté pile... et “République Française” côté face. C'est un parfait oxymore aujourd'hui mais le terme de “république” est alors suffisamment élastique pour autoriser ce grand écart : aux débuts de la Révolution encore, même une royauté peut être considérée comme une république, dès lors qu'elle est guidée l'intérêt général (l'intérêt de la “res publica”, la chose publique, c'est la conception de Rousseau), ou qu'elle concède un certain pouvoir politique au peuple (typiquement le pouvoir législatif, c'est la conception de Montesquieu). Son sens s'est restreint d'un coup pour devenir un antonyme de ”royauté”, lorsque, le 21 septembre 1792, l'Assemblée a créé la République par ces mots : “La convention nationale décrète à l'unanimité que la royauté est abolie en France”, précédés de la mention : “l'an premier de la République française”. Alors, non, un roi en république, en 1804, ce n'est plus possible ; mais un empereur, pourquoi pas.
Ce souci de sauver les apparences vient en fait de loin. Sous la Rome Antique, Jules César s'était arrogé tous les pouvoirs en vidant sans ménagement la République de sa substance, tout comme Napoléon Bonaparte après son coup d'État. Or, il périt assassiné (en 44 avant J.-C.) par des conjurés qui le soupçonnaient de vouloir instaurer une royauté. Le plus fameux de ces conjurés était son fils adoptif Brutus, ardent républicain. Sous la Première République, durant la “Terreur” (mi 1793 - mi 1794), celui-ci est devenu pour cette raison une idole des révolutionnaires. On comprend que, dix ans plus tard, Bonaparte n'aurait pas décrété d'un coeur serein la fin de la République. Prudent, il suit donc l'exemple d'Auguste : petit neveu de César et véritable fondateur de l'Empire romain (à partir de 27 avant J.-C.), celui-ci avait pris soin de maintenir dans les institutions la fiction d'une république (notamment en conservant le Sénat), même s'il en fut le fossoyeur et dans les faits concentra rapidement tous les pouvoirs.
Après son coup d'État de 1851, Louis-Napoléon Bonaparte est confronté exactement au même problème que son oncle un demi-siècle plus tôt. Lui non plus n'est pas un démocrate ; lui aussi veut fonder une dynastie ; lui aussi doit composer avec le sentiment républicain. Le régime qu’il institue en janvier 1852 - ce n'est pas encore le Second Empire, qui ne sera fondé qu'à la fin de l'année - conserve donc les apparences d'une république, même si dans les faits c'est déjà une autocratie. Sa constitution est largement empruntée à celle de 1799 instituant le Consulat, ce qui dit assez si elle est animée d'intentions démocratiques. Le pouvoir législatif est censément en d’autres mains que le pouvoir exécutif, et leur détenteurs respectifs, le “Corps législatif” et le “Président de la république”, sont élus par le peuple : voilà pour les apparences. Lorsqu’on regarde y de plus près, la ressemblance avec la république est beaucoup moins évidente. Le “Corps législatif” n’a ni l’initiative des lois, ni le pouvoir de les amender : si une loi ne lui convient pas, il doit la rejeter en bloc. Et il n’en aura ni l’envie ni l’audace au vu de sa composition : lors des élections législatives, tout l’appareil de l’Etat est au service des “candidats officiels”, c’est-à-dire les candidats choisis par l’Etat ; inversement, la presse, sévèrement contrôlée, est fermée aux candidats de l’opposition, qui ne peuvent pas non plus organiser de réunions publiques et dont les partisans sont intimidés. Il est vrai que, dans les toutes dernières années du Second Empire, Louis-Napoléon Bonaparte fait un effort pour démocratiser un peu le régime. Mais il aurait certainement volontiers repris à son compte cette sentence de Vladimir Poutine, lancée à quelques jours des élections russes de mars 2012 à ses opposants qui réclamaient un débat : “Ce n'est pas le débat qui compte, c'est le résultat”. Alors autant se passer de débat.
Bref. Du point de vue institutionnel, le régime instauré en janvier 1852 ressemble donc encore vaguement à une république. Mais, tout comme son oncle, Louis-Napoléon veut que ses descendants lui succèdent et tous les trésors de la rhétorique ne suffiront pas à faire passer l’idée d’une présidence héréditaire de la république. Il opte donc à son tour pour l’Empire. En septembre 1848, il avait pourtant écrit : “La République démocratique sera l'objet de mon culte ; j'en serai le prêtre”. Mais, son culte sur la commode : il complète sa constitution de janvier avec quelques articles inspirés de la constitution de 1804 de son oncle, qui lui donnent le titre d’empereur et fixent les règles de sa succession. En novembre 1852, il soumet via référendum cet amendement à l’approbation des Français, qui votent massivement “oui” - dans le contexte bien peu démocratique évoqué plus haut. Le 2 décembre 1852, quarante-huit ans jour pour jour après le sacre de Napoléon 1er, et un an jour pour jour après son coup d'État, le voilà Empereur à son tour, sous le nom de Napoléon III. (Napoléon II, fils de Napoléon Ier, est le Louis XVII des bonapartistes : il n’a pas régné mais, par respect, on lui laisse une place symbolique dans la dynastie.).
Avec leurs “empires”, l’oncle et le neveu ont donc remis au goût du jour un système politique venu de l'Antiquité romaine, qui s'inspire à la fois de la république (pour la forme) et de la monarchie : le “césarisme”. On y revient dans notre prochain article, pour en étudier l'esprit cette fois. Cet article s'intitule “L'âme du monde”.
Sources principales :
Francis Démier, “La France du XIXe siècle”
Dictionnaire Culturel en Langue Française : article “République” (encadré), par Gérard Soulier
France Inter, “2000 ans d'histoire” par Patrice Gélinet : émission du 12 janvier 2010 “L'Empire napoléonien”, avec Jean Tulard
Encyclopedie Universalis, article “César (101-44 av. J.-C.)” de Claude Nicolat
Encyclopedie Universalis, article “Césarisme” de Yann Le Bohec
Encyclopedie Universalis, article “Consulat” de Marcel Dunan
Encyclopedie Universalis, article “Rome et Empire romain - Le Haut-Empire” de Yann Le Bohec et Paul Petit
Encyclopedie Universalis : article “France Histoire et institutions - Le temps des révolutions (1789-1944)” de Sylvain Venayre
Wikipedia, "Napoléon III"
José Antonio Dabdab Trabulsi : “Liberté, Égalité, Antiquité : la Révolution française et le monde classique” (consultable sur www.persee.fr)
France Culture, “La Fabrique de l’Histoire” par Emmanuel Laurentin : émission du 17 décembre 2015 ”Révolution française 4/4” avec Manuel Covo et Marc Belissa
Le site Web du conseil constitutionnel pour les constitutions de l'An VIII (Consulat), de Janvier 1852 et de novembre 1852 : https://www.conseil-constitutionnel.fr/la-constitution/les-constitutions-de-la-france
Mably, “Observations sur l'histoire de France”, livre 2 ch. 2 “Règne de Charlemagne” (Oeuvres complètes disponible sur Gallica)
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