Cet article est le sixième de la série “Trois siècles en un”, consacrée à la France du XIXe siècle. Elle en compte dix-neuf. Le précédent est là. Le suivant est là. Le premier est là.
Cet article est le cinquième et dernier de notre partie I “Révolutions et Républiques”. On a vu dans les précédents que les paysans passaient l’essentiel de leur temps sur le banc de touche lors des révolutions (celles de 1789, 1830, 1848), provoquées et rythmées par des soulèvements parisiens. On a vu aussi que la république, le régime mis en oeuvre pour la première fois en 1792, n'a définitivement convaincu les campagnes que près d'un siècle plus tard, au milieu des années 1870, c'est-à-dire au début de la IIIe République. On a dit le rôle que les monarchistes avaient pu jouer dans cette désaffection, jouant habilement sur les craintes ou l'ignorance des paysans ; cependant, nous allons voir dans cet article que la seule propagande réactionnaire ne suffit pas à l'expliquer, cette désaffection ; et qu'elle affecte aussi les villes.
Nous allons nous intéresser ici à nouveau à la deuxième République, qui débute en février 1848 et s’achève – dans les faits sinon déjà dans les textes constitutionnels – par le coup d’Etat du 2 décembre 1851 fomenté par Louis-Napoléon Bonaparte.
Proclamée le 24 février 1848 par d’authentiques républicains, dans la foulée de la révolution qui a renversé la monarchie dite “de Juillet” de Louis-Philippe, la Deuxième République ne tarde pas à décevoir les campagnes. Elle n’a que trois semaines lorsque, le 16 mars 1848, le “Gouvernement provisoire” - l'instance qui la dirige alors - décrète un nouvel impôt, dit “impôt des quarante-cinq centimes”. Il faut comprendre par là qu’à tout franc d’impôt payé il faudra ajouter 45 centimes ; autrement dit, il s’agit d’une augmentation de 45% des impôts…
Cette hausse doit permettre de financer diverses mesures d’aide au petit peuple parisien, qui est alors à deux doigts de la misère la plus noire, et vit à deux pas de l’Hôtel de Ville où siège le gouvernement provisoire de la République. La principale de ces mesures, décidée le 26 février 1848, est la création des “ateliers nationaux”, qui proposent un travail souvent ingrat mais rémunéré à peu près décemment – selon les standards très bas de l’époque, s’entend – aux chômeurs parisiens.
Pour les paysans, la République déshabille les campagnes pour habiller les villes et la nouvelle imposition est non seulement accablante mais injuste. Les “quarante-cinq centimes” déclenchent de nombreuses – et vaines - révoltes paysannes. Le pouvoir ne négocie pas et envoie la gendarmerie. A Ajain (Creuse), les émeutiers déclarent qu’ils préfèraient encore la monarchie Louis-Philippe à la nouvelle république, car à tout prendre “il vaut mieux engraisser un cochon que d’en nourrir cinq” (référence d’une part au roi du régime précédent, Louis-Philippe Ier, et de l’autre aux cinq membres de l’éphémère Commission Exécutive qui dirigea un temps la Deuxième république, juste après le Gouvernement provisoire)...
Peu après, le 21 juin 1848, le gouvernement décide pour des raisons budgétaires de mettre fin aux ateliers nationaux, qui emploient alors plus de 115.000 personnes. Cette fois-ci, c’est au tour des travailleurs précaires (comme on dirait aujourd’hui) de Paris, qui en bénéficiaient, de se soulever. Le gouvernement républicain écrase la révolte par les armes, faisant 4000 morts. Le général Cavaignac, qui a piloté la répression, y gagnera l’aimable surnom de ‘Prince du sang’ – jeu de mot sur une expression qui, durant l’Ancien Régime, renvoyait aux nobles issus de la famille royale.
En quatre mois d’existence, les républicains au pouvoir se sont donc aliénés à la fois les paysans et les ouvriers ; ils sont jugés trop à gauche par les premiers, pas assez par les seconds. Dans un tel contexte, ils sont condamnés à perdre les élections. IIs perdront toutes celles de la Deuxième République. “Il y a eu des révolutionnaires plus méchants que ceux de 1848”, commente Tocqueville (historien, philosophe et député d'alors) dans ses “Souvenirs”, “mais je ne pense pas qu'il y en ait jamais eu de plus sots ; ils ne surent ni se servir du suffrage universel, ni s'en passer. [...] [Ils] se livrèrent à la nation et, en même temps, ils firent tout ce qui était le plus propre à l'éloigner d'eux”.
A leur décharge, leur mission était d’une difficulté inouïe : il leur fallait mettre rapidement fin à une grave crise économique (héritée du régime précédent), tout en installant sans délai un régime démocratique. Mais les électeurs, notamment dans les campagnes, n’y regardent pas de si près. Voilà la lettre ouverte que le journal ‘L’école politique du peuple’ publie à la veille des élections législatives de mai 1849. Ce journal soutient la gauche républicaine, et écrit à ces républicains modérés qui avaient incarné la deuxième République durant ses premiers mois : « À tort ou à raison, citoyens représentants, les paysans ne veulent plus de vous. […] Quand un charretier à la tête de six bons chevaux s'embourbe chaque jours dans la première ornière qu'il rencontre, que voulez-vous qu'on fasse si ce n'est de le trouver maladroit et de le remplacer par un autre ? ». Autrement dit : vous êtes des incapables.
Ce n’est pas un rejet ‘a priori’ des principes républicains – droit de vote, démocratie représentative… - qui explique ces votes. Bien au contraire. Aux élections d’avril 1848, le taux d’abstention est inférieur à 20%. Alors même qu’on vote au chef lieu de son canton, ce qui, dans les campagnes, réclame souvent plusieurs heures de marche… Dans de telles conditions, c’est plutôt un taux de participation de 20% qui surprendrait de nos jours ! Mais, voilà : il se trouve que les plus anciens et les plus ardents promoteurs du régime républicain sont, aux yeux de la majorité des français, “à tort ou à raison”, tout simplement incompétents. Il est inévitable que l’amalgame se fasse entre le régime et ses fondateurs, et que le discrédit dont souffrent ceux-ci entache celui-là. Nous l'avons vu dans notre article précédent, c'est principalement le très conservateur parti de l'Ordre qui bénéficie de cette désaffection.
En plus d’être incompétente, ou considérée telle, la République rogne petit à petit sur ses principes ; ce qui devait certes arriver, avec une chambre devenue majoritairement réactionnaire. A ses débuts, elle avait accordé une liberté complète à la presse ; elle la contrôle ensuite de plus en plus sévèrement et restreint le droit de réunion. Elle avait établi le suffrage universel masculin ; elle en exclut le 31 mai 1850 les plus démunis, la “vile multitude” pour reprendre l’expression bien peu démocratique d'Adolphe Thiers, principal dirigeant du parti de l'Ordre. Cette dernière manœuvre a été particulièrement sournoise : plutôt que d’établir un suffrage censitaire (c’est-à-dire un suffrage dans lequel seuls ceux dont les impôts dépassent un certain seuil peuvent voter), ce qui aurait été trop manifestement antidémocratique, les députés ont décidé que seuls voteraient ceux qui ont résidé depuis plus de trois ans dans le même canton, le paiement de la taxe d’habitation faisant foi. Sont donc exclus, de fait, les ouvriers agricoles (les ‘journaliers’), que leur travail contraint à déménager de ferme en ferme ; les domestiques domiciliés chez leur patron (puisqu’ils ne paient pas la taxe), etc. Le président, Louis-Napoléon Bonaparte, a l'habileté de demander l'abrogation de cette loi à la chambre ; mais celle-ci refuse. Au final, le corps électoral se voit amputé du tiers le plus pauvre de ses membres, c'est-à-dire celui qui votait le plus à gauche. “La loi du 31 mai 1850 fut le coup d'État de la bourgeoisie”, écrit Karl Marx (dans “Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte”). En effet.
Dans le même temps, les indemnités parlementaires choquent : un parlementaire touche alors 25 francs d’indemnités par jour, quand un ouvrier n’en gagne que deux environ. Est-ce cela, la fraternité ? Que font-ils donc si extraordinaire pour mériter cette somme, ces sept cents députés et quelques (577 aujourd’hui) ?
Si bien que, lorsque le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte, alors Président de la République, met fin à la Deuxième République par un coup d’Etat, les Français semblent en majorité s'en satisfaire, même si localement la résistance - vite réprimée, et sévèrement - a été vive dans certaines régions. Le 20 et 21 décembre, par référendum, ils lui donnent les pleins pouvoirs pour rédiger une nouvelle constitution. L'année suivante, il fonde sous le nom de Napoléon III le Second Empire.
C'était le dernier article de notre première partie, “I. Révolutions et Républiques”. La prochaine partie “II. Les Empires” sera consacrée aux deux Empires des Bonaparte. Pour commencer, nous nous intéresserons à la vie de Louis-Napoléon Bonaparte, jusqu'à son coup d'État : une vie d'aventurier. Cet article s'intitule “Luigi-Napoleone, conspiratore”.
Sources principales :
Francis Démier, “La France du XIXe siècle”
Eric Anceau, “La France de 1848 à 1870 - Entre ordre et mouvement”
Alain Corbin, “Le village des ‘cannibales’”
Wikipedia, “Élections législatives françaises de 1849”
Aude Chamouard et Frédéric Fogacci, “Les notables en République : introduction", consultable sur le site cairn.info
Site de l'Assemblée nationale, page “1848 "Désormais le bulletin de vote doit remplacer le fusil"” (aujourd'hui indisponible)
France Culture, “La Grande Table (2ème partie)” par Olivia Gesbert : émission du 14 avril 2017 “La nation, "âme du peuple" avec François Hartog”
France culture, “La Fabrique de l'histoire” par Emmanuel Laurentin : émission du 16 janvier 2019 “Les citoyens et l'exercice du pouvoir. Une histoire (3/4) - Femmes, ouvriers, étrangers : qui sont les exclus de la citoyenneté au XIXe siècle ?”, avec Anne-Sarah Bouglé-Moalic, Delphine Diaz et Mathilde Larrère
“L'école politique du peuple - Journal des travailleurs des villes et des campagnes”, no. 5, avril 1849, article “Appel aux républicains bleus qui font partie de l'Assemblée Nationale” (consultable sur la bibliothèque en ligne de l'Université de Chicago : http://www.lib.uchicago.edu/cgi-bin/eos/crl_page.pl?callnum=b10214641&issue=no5&object=0)
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