Cet article est le cinquième de la série “Trois siècles en un”, consacrée à la France du XIXe siècle. Elle en compte dix-neuf. Le précédent est là. Le suivant est là. Le premier est là.
Cet article est le quatrième de notre partie I “Révolutions et Républiques”. On a expliqué dans les précédents que les parisiens faisaient la pluie et le beau temps durant les révolutions - ainsi celles de 1789, 1830, 1848. Mais, le but politique des révolutions, c’est la démocratie ; après une révolution réussie, vient donc normalement le temps des élections, où l’ensemble de la population peut faire valoir ses choix. C'est de celles-ci dont nous allons parler dans cet article.
Si les révolutions se jouent dans la capitale, où se trouvent les lieux de pouvoir, les élections démocratiques se gagnent dans les campagnes, où se trouve la force du nombre : les trois quarts de la population y vivent, au milieu du XIXe siècle. La république, qui prétend donner le pouvoir au plus grand nombre, devrait donc être par excellence le régime plébiscité par les paysans. Il n'en a pourtant rien été jusqu'au milieu des années 1870 et c'est ce que nous allons voir ici.
C'est que la république est un régime représentatif ; c'est-à-dire qu'il ne suffit pas d'être une majorité à y soutenir certaines idées ou défendre certains intérêts ; encore faut-il pouvoir être représenté par des hommes politiques qui font de même. Or, comme le dit crûment Karl Marx (dans “Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte”), les paysans forment un groupe “à peu près de la même façon qu'un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre”, c’est-à-dire que d’un point de vue politique, ils n’en forment aucun : pas de parti, pas de lobby, pas de figure marquante. Faute d’instruction, de facilités de communication, de moyens.
Durant les trois premières républiques, les députés sont, dans leur quasi totalité, des notables. Les avocats sont surreprésentés : jusqu'à un tiers de la Chambre, sous la Troisième ! On y trouve aussi médecins, journalistes, banquiers, négociants, grands propriétaires terriens, industriels, prêtres, évêques… Mais pas de paysans. Rien de bien neuf : sous l'Ancien Régime, ils étaient déjà les grands absents des “États généraux”, ces assemblées exceptionnelles qui préfiguraient l'Assemblée nationale (on en reparlera). Pourtant le petit peuple des villes (ouvriers, artisans, boutiquiers…), pas plus prospère mais bien moins nombreux, est mieux loti : les députés du centre ou de la gauche s’intéressent à lui, quelques-uns même en sont issus. Davantage alphabétisé, il lit, ou se fait lire sinon, les journaux ; et comme on l’a vu dans les articles précédents, à Paris au moins, lorsqu’il défile dans les rues, le monde politique est attentif, par crainte sinon par empathie. Les paysans n’ont pas cette influence.
C’est particulièrement manifeste durant la courte deuxième république (1848-1951). Celle-ci est née de la révolution de février 1848 qui mit fin à la monarchie de Louis-Philippe 1er, dite “Monarchie de Juillet”. Les paysans y sont manoeuvrés par le “parti de l’Ordre”, dont la devise est : “ordre, propriété, religion”.
Celui-ci, à proprement parler, est d'avantage un courant qu'un parti. Il rassemble des conservateurs de tout poil qui se sont ralliés au nouveau régime par nécessité, mais aspirent au retour de l'un ou l'autre des régimes de type monarchique qui avaient précédé : la Monarchie de Juillet, la Restauration ou l’Empire de Napoléon 1er. Ils sont ce qu'on appelle alors ironiquement des “républicains du lendemain”, c’est-à dire du lendemain de la révolution de février 1848 ; les républicains historiques étant, eux, qualifiés de “républicains de la veille". Leur tête pensante est Adolphe Thiers, qui avait été, deux décennies plus tôt, l'un des artisans de l'avènement de la Monarchie de Juillet.
Aux élections législatives, les candidats du “parti de l’Ordre” sont bien sûr de ces notables dont nous avons parlé plus haut. Cependant, à la différence des républicains, dans les campagnes, ce sont des figures connues localement. À défaut d'enthousiasmer, ils rassurent. Même la noblesse réactionnaire - la frange la plus à droite du mouvement - peut tirer son épingle du jeu car elle a a minima une conviction en commun avec la paysannerie : l'industrie, le commerce, la finance, ces activités chéries par la bourgeoisie ne signifient rien et la terre est tout. A défaut de vraiment s’entendre, ces deux mondes-là se comprennent. Inversement, les républicains authentiques inquiètent les paysans : ce sont des gens des villes, qui passent au mieux pour des apprentis sorciers qui mèneront aux désordres comme celui de la “Grande peur” (cf. notre article précédent), au pire pour des “partageux” (c'est-à-dire des communistes) qui entendent les spolier au profit des ouvriers.
Le clergé, un temps tenté par l'aventure républicaine, ne tarde pas à rallier le “parti de l’Ordre”. Rien de surprenant à cela : il était un des piliers de l'Ancien Régime et les révolutionnaires de 1789 l'avait beaucoup bousculé (l'État s'était notamment approprié ses biens, nous en avons parlé dans notre article précédent). Depuis, il garde une dent contre la république. Dans son “Histoire de la Révolution”, l'historien Jules Michelet (1798-1874) dit que les prêtres étaient de “mortels ennemis” de la République, sous la Révolution ; des ennemis redoutables car, dans les années 1790, “l’éducation morale du grand peuple ignorant, barbare (femmes, enfants, paysans)” était entre leurs mains. On remarque que Michelet n'inclut pas les citadins, même les plus pauvres, dans le peuple “ignorant, barbare” : c’est que “l'ouvrier même des villes, par rapport aux masses ignorantes qui vivaient entre deux haies sans jamais parler qu'à leurs boeufs, c'était une aristocratie”… Nourrissant un complexe d'infériorité, “le paysan haïssait la ville”.
Michelet n'aurait sans doute pas tenu un discours bien différent s’il avait parlé de la Deuxième république - durant laquelle il rédige l'essentiel de son livre - plutôt que de la Première, car les choses n'ont pas foncièrement changé entretemps. Ses déclarations à l'emporte-pièce (il en est prodigue) nous disent ici la sensibilité des paysans à l'influence politique des prêtres ; leur hostilité aux villes ; mais elles trahissent aussi le peu de considération que leur témoignent les républicains, car Michelet compte incontestablement parmi ces derniers.
Ce sont les “républicains de la veille” qui ont pris le pouvoir en février 1848 et ils comprennent très vite qu’ils vont devoir faire face à un redoutable problème politique. Le monde paysan représente la grosse majorité de l’électorat, or un fossé culturel les en sépare, et ils n'ont pas les relais locaux du parti de l’Ordre pour le combler.
Deux semaines à peine après la révolution de février, Hippolyte Carnot, ministre de l'instruction publique, pense cependant savoir où les trouver, ces relais. Il envoie une circulaire aux recteurs d’académie les enjoignant de mobiliser les instituteurs pour que ceux-ci défendent sur le terrain la cause des vrais républicains. Les enseignants doivent “se faire immédiatement les réparateurs de l'instruction publique devant la population des campagnes, [...] jusque dans nos derniers villages, [et] continuer pour leur part à fonder la République [...] ; il faut la défendre contre l'ignorance et le mensonge, et c'est à eux qu'appartient cette tâche”. Comprendre : il faut qu'ils apprennent au paysans à “bien” voter lors des élections législatives à venir. Le ministre les invite même à se présenter eux-mêmes...
Mais c'est trop demander en trop peu de temps. Aux élections d'avril 1848, les “républicains de la veille” sont minoritaires. La chambre n'est pas réactionnaire pour autant, mais nous ne sommes plus en 1792 et les idéaux républicains grisent moins les députés que ne les effraient ceux du socialisme ou du communisme, qui ont éclos depuis. Le “parti de l’Ordre” ne cessera de faire l'amalgame entre les premiers et les seconds pour tirer les députés vers le droit chemin : celui de l'ordre, de la propriété et de la religion. Ainsi, sur la laïcisation de l'enseignement primaire : veut-on, s'étrangle Thiers, “l'introduction de 37000 socialistes et communistes, véritables anticurés dans les communes” ? Quelques mois plus tard, les instituteurs seront strictement controlés, et plus tard encore l'enseignement confessionnel sera renforcé.
Pour les “républicains de la veille”, c'est le problème de la poule et de l'oeuf : pas de république viable sans instruction laïque généralisée ; mais pas de telle instruction à espérer sans république. Ils commencent à déplorer le suffrage universel (ou prétendu tel, car il est masculin uniquement), un comble de leur part.
De fait, le 10 décembre 1848, les premières élections présidentielles de notre histoire balaient les candidats républicains et mettent à la tête de la République Louis-Napoléon Bonaparte. Ce dernier est élu essentiellement sur son nom, c'est-à-dire celui d’un dictateur, Napoléon Bonaparte, alias Napoléon Ier, dont il est à la fois le neveu et un infatigable apôtre. Il n'appartient pas au parti de l'Ordre, avec lequel il prendra toujours soin de garder ses distances ; mais celui-ci a appelé à voter pour lui, faute de candidat valable à présenter : “c'est un crétin que l'on mènera”, aurait dit de lui Adolphe Thiers. Avec cette élection, la République se droitise donc nettement.
Les législatives de mai 1849 accentuent encore ce virage en accordant la majorité absolue au parti de l'Ordre ; même si, pour la première fois, l'aile gauche des républicains - les “démocrates socialistes” - y fait un très bon score en remportant un tiers des sièges : les “pommes de terres” de Marx ne sont donc pas vouées à voter comme des patates...
Quoi qu'il en soit, la Deuxième République est dès lors paradoxalement dirigée par des gens qui lui sont hostiles, que ce soit à la chambre ou à la présidence. Mais les dissensions deviennent de plus en plus vives entre le parti de l'Ordre et Louis-Napoléon Bonaparte. Celui-ci renverse la République par un coup d'État le 2 décembre 1851, s'accorde les pleins pouvoir et fonde l'année suivante le Second Empire, qu'il dirige sous le nom de Napoléon III. Les authentiques républicains ne lui pardonneront jamais cette forfaiture et seront toujours ses principaux opposants.
On présentera le Second Empire dans notre prochaine partie, qui lui est consacrée ; notons simplement ici que ce régime durera près de deux décennies, qu'il était très populaire chez les paysans, et qu'il trouve soudainement sa fin en septembre 1870 suite à une série de graves défaites militaires face à la Prusse, dans une guerre que Napoléon III avait eu l’imprudence de déclarer un peu plus tôt. Portés par un soulèvement parisien, les républicains se sont empressés de proclamer la Troisième République, le 4 septembre 1870, depuis l’Hôtel de Ville.
Les premières élections législatives de celles-ci se déroulent en février 1871 et c’est une assemblée très majoritairement monarchiste et cléricale, portée par les campagnes, qui, à nouveau, sort des urnes. La déroute militaire a disqualifié les bonapartistes. Quant aux républicains, ils sont très minoritaires en dehors des grandes villes. Certains d'entre eux, excédés par cette nouvelle défaite électorale, s’en prennent ouvertement aux paysans. Ainsi le républicain Gaston Crémieux, qui s’écrie devant l’Assemblée : «Majorité rurale, honte de la France !». Un journal, ‘le Patriote’, complète : “Méchant plus souvent que bête, le paysan est généralement voleur s’il est métayer, usurier s’il est propriétaire, lâche s’il n’a pas été transformé par la vie militaire ou par le séjour des villes”. Ajoutons qu’il est habillé pour l’hiver…
Les rapports entre républicains et paysans vont se réchauffer lentement, mais sûrement, durant les premières années de la IIIe république. Dans le sang, pour commencer. En mai 1871, au cours de ce qu’on appellera la “semaine sanglante”, le régime, sous la présidence d'Adolphe Thiers (encore lui !), écrase avec une grande violence les “communards” de Paris - on en a parlé dans notre article “Le roi Paris”. Les campagnes, beaucoup plus conservatrices, approuvent la répression. Elles ne deviennent pas soudainement républicaines pour autant - pas plus qu'Adolphe Thiers - mais elles voient dans cette sévérité le signe que le nouveau régime n’est pas le jouet des révolutionnaires parisiens, ce qui contribue à affermir celui-ci et donc à donner leur chance aux républicains.
La priorité de ces derniers est maintenant ouvertement de rallier le suffrage paysan, sans lequel ils sont condamnés à rester minoritaires, et la république condamnée à disparaître au profit de la monarchie. Dans un discours fameux prononcé à Bordeaux en juin 1871, Léon Gambetta, un de leurs principaux leaders, fait le même constat que Gaston Crémieux, lorsqu'il dit que “les paysans sont intellectuellement en arrière de quelques siècles sur la partie éclairée du pays”. Pour commencer, “la différence est énorme [...] entre nous qui parlons notre langue, tandis que, chose cruelle à dire, tant de nos compatriotes ne font encore que la balbutier”. Mais, au lieu de lever un poing rageur vers le ciel comme son collègue, il constate que c'est là “le fait de l'organisation d'une société imprévoyante”, et qu'à cause de celle-ci, le paysan “ne perçoit du monde extérieur, de la société où il vit, que des rumeurs, des légendes ; il est la proie des trompeurs et des habiles, il frappe sans le savoir le sein de la Révolution sa bienfaitrice”. “C’est aux paysans”, conclue-t-il, “qu'il faut s'adresser sans relâche”. Comme en réponse à Gaston Crémieux - et à bien d’autres - il précise que “les mots […] de ruralité, de chambre rurale, il faut les relever et ne pas en faire une injure”.
Cette stratégie va payer. Lors des élections partielles de juillet 1871, les républicains gagnent la grande majorité des sièges en jeu. Ils droitisent leur discours : à côté de leurs thèmes traditionnels d’égalité et de liberté, ils mettent en avant ceux d’ordre et de respect de la propriété, s’attachant avec succès à rassurer les paysans, qui redoutent toujours d’être les dindons de la farce lorsque les républicains parlent d’égalité.
Inversement, l’autre camp, celui des monarchistes, s’enlise dans un antagonisme interne entre un courant modéré (les “orléanistes”) qui souhaite une monarchie constitutionnelle, et un courant intransigeant (les “légitimistes”) qui veut revenir à une monarchie traditionnelle. Lorsque les républicains s'adressent aux paysans, ils ne manquent pas mettre les premiers dans le même sac que les seconds - celui des rétrogrades, des nostalgiques du féodalisme. Et tandis que leurs adversaires monarchistes s’épuisent à s’accorder sur le régime de leurs rêves, eux consolident celui en place, notamment avec des lois constitutionnelles votées – à une voix près – en 1875. Ces lois, d’inspiration conservatrice - le président est investi de grands pouvoirs, le Sénat est institué… - chagrinent certes un peu les plus puristes d’entre eux ; mais grâce à elles, ils ancrent le principe de la République dans les textes, et aussi dans les mentalités : qu’on soit citadin ou campagnard, parisien ou provincial, désormais, ce n’est plus la république qu’on juge hasardeuse, mais la monarchie.
En 1879, le Sénat, à l’issue d’élections qui renouvellent un tiers de ses membres, devient majoritairement républicain. La chambre des députés étant elle-même déjà dans cette situation, le président Mac Mahon, de sensibilité monarchiste, ne tarde pas à démissionner et les deux chambres le remplacent par le républicain Jules Grévy. Ce sont désormais, enfin, des républicains qui dirigent la République. L’année d’après, le 14 juillet est décrété fête nationale. Cette année-là, comme l’écrit l’historien François Furet, «la Révolution entre au port» : ce régime que voulaient les Révolutionnaires un siècle plus tôt est maintenant installé, et solidement.
En 1881 et 1882, Jules Ferry fait voter les lois instaurant l'école laïque, gratuite et obligatoire. L’instituteur pourra véhiculer dans les villages un autre message que celui du curé ou des propriétaires terriens. Au moins apprendra-t-il à ses élèves, à lire, à écrire et… à parler français ; dans les années 1860 encore, un français sur trois ne savait pas lire, et on ne parlait pas français dans près d’une commune sur quatre. Les républicains ne font pas mystère de l'objectif idéologique que doit, aussi, permettre d'atteindre la diffusion du français et l'alphabétisation ; ainsi le journaliste républicain Francisque Sarcey qui écrit franchement, dans le journal “Le XIXe siècle” : “Il faut que tous les Français, dans un demi-siècle, parlent, du nord au midi, de l'est à l'ouest, le même langage, celui de Voltaire et du Code [c'est-à-dire du code civil] ; il faut que tous puissent lire le même journal, parti de Paris, qui leur apporte les idées élaborées par la grande ville”.
Dans notre prochain article, nous reviendrons sur la IIe République. Nous verrons notamment que la relative impopularité de ce régime s'explique aussi par des décisions politiques malheureuses. Ce sera le dernier article de notre partie I “Révolutions et Républiques”. Il s'intitule “Quarante-cinq centimes de trop”.
Sources principales:
Francis Démier, “La France du XIXe siècle”
Eric Anceau, “La France de 1848 à 1870 - Entre ordre et mouvement”
Alain Corbin, “Le village des ‘cannibales’”
Jules Michelet, “Histoire de la Révolution”
Laurent Willemez, article “La ‘République des avocats’ 1848 : le mythe, le modèle et son endossement”
Guy Dessauw, site Web “Le temps des instituteurs” (http://le.temps.des.instits.free.fr), page “Seconde République 1848-1852”
Encyclopedie Universalis, article “Deuxième République” d'André Jean Tudesq
Encyclopedie Universalis, article “Second Empire (1852-1870)” de Marc Bascou et Adrien Dansette
Circulaire d'Hippolyte Carnot du 6 mars 1848, reproduite dans “Manuel général de l'instruction primaire - Deuxième série - tome VIII” (consultable sur books.google.fr)
Discours de Léon Gambetta à Bordeaux du 26 juin 1871 (consultable sur fr.wikisource.org)
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