Cet article est le quatrième de la série “Trois siècles en un”, consacrée à la France du XIXe siècle. Elle en compte dix-neuf. Le précédent est là. Le suivant est là. Le premier est là.
Cet article est le troisième de notre partie I “Révolutions et Républiques”. On a dit dans les précédents que les Parisiens jouaient un rôle incomparablement plus important que les provinciaux durant les périodes révolutionnaires. Nous allons voir dans cet article que c’est encore plus vrai si on laisse de côté les villes de province et qu’on ne s’intéresse qu’aux campagnes.
Les campagnes ne font pas les révolutions, elles les subissent. Les paysans, beaucoup moins bien informés que les citadins – parisiens ou provinciaux - en savent souvent juste assez pour s'inquiéter, et trop peu pour comprendre. Ils sont dans la cale du navire : ils ne voient rien venir et à chaque mouvement un peu brusque, ils imaginent un récif. Les rumeurs les plus inquiétantes circulent.
C'est le cas après la prise de la Bastille (14 juillet 1789). On raconte que les nobles vont se venger ; qu’ils veulent affamer les populations ; qu’ils ont payé des bandes de brigands pour anéantir les récoltes et faire monter le prix du grain ; etc. Ces bruits suscitent des soulèvements paysans un peu partout en France : d’abord pour traquer des meutes inexistantes de brigands, puis pour attaquer les châteaux des nobles et notamment prendre possessions des “terriers”, documents enregistrant leurs droits féodaux. Cette psychose collective est restée dans l’histoire sous le nom de “Grande Peur” et marque durablement la mémoire des paysans.
Les émeutes de la Grande Peur ont une conséquence extraordinaire : l’abolition des privilèges féodaux, votée le 4 août 1789 ; peut être la décision la plus importante qui ait été prise durant la Révolution. C’est certes un contre-exemple flagrant de la proposition énoncée plus haut selon lequel les campagnes ne sont pour rien dans les révolutions ; mais c’est aussi, nous semble-t-il, le seul.
Il faut noter que ces soulèvements, qui ont pourtant débouché sur la plus grande avancée sociale que les campagnes françaises aient jamais connue, ont avant tout laissé dans la paysannerie le souvenir d’une grande angoisse. L’expression “Grande Peur” pourrait pourtant être renversée : cet été-là, les nobles étaient autant effrayés par les émeutes paysannes que les paysans par les prétendus complots nobiliaires. Mais ce qui dominait alors dans le cœur du paysan ce n’est pas le sentiment de sa puissance, cette puissance extraordinaire qui renversa en quelques jours d’émeutes mille ans de droit seigneurial ; il était bien trop peu et trop mal informé pour évaluer correctement le rapport des forces ; ce qui dominait, dans l’incertitude complète où il était, c’est la peur – de la famine, des persécutions. Et c’est de cette peur dont il garde mémoire.
Le traumatisme dure des décennies. Quelques générations plus tard, un curé de Dordogne, évoquant sa région, écrit : “Vers 1860 encore, un vieillard à qui on demanderait son âge, répondrait volontiers qu'il avait tel ou tel âge, le jour de la Peur". Alors que, de cette même période (juillet 1789), les Parisiens gardent, eux, le souvenir exalté de la prise de la Bastille.
La Révolution française est en outre une période de guerre, à la fin d'un siècle par ailleurs relativement paisible par rapport au précédent : d'une part guerre civile, avec la guerre de Vendée ; d'autre part guerres contre à peu près toute l'Europe, à commencer, dès 1792, contre les puissances d'Europe centrale (Saint Empire Romain germanique, maison d'Autriche) : guerres que Bonaparte (qui devient Napoléon 1er en 1804) ne fit que prolonger ou relancer, avec gourmandise certes.
Les révolutions font donc peur aux paysans. Ils honnissent l’Ancien Régime et son écrasant cortège d’impôts et de corvées qui les ont souvent menés au bord de la famine, et savent ce qu’ils doivent à la Révolution sur ce plan. Ils se souviennent aussi que la saisie et la vente des terres du clergé et des nobles émigrés par le pouvoir entre 1790 et 1795, a permis à beaucoup d'entre eux de devenir propriétaires. Mais comme ils n'ont aucun contrôle sur elles, elles leur paraissent, ces révolutions, bien périlleuses, et leur succès, bien incertain.
Dans deux prochains articles, nous resterons dans notre première partie “Révolutions et Républiques”, mais nous abandonnerons les périodes révolutionnaires pour nous intéresser aux Deuxième et Troisième républiques. Le prochain article s'intitule “Le sac de pomme de terre”.
Sources principales :
Alain Corbin, “Le village des ‘cannibales’”
France Culture, “Les Nouveaux Chemins de la Connaissance” par Philippe Petit : émission du 28 septembre 2012 “Que peut-on transmettre de la Révolution française ?” avec Eric Hazan
France Culture, “Concordance des temps” par Jean-Noël Jeanneney : émission du 31 décembre 2016 “La Grande Révolution : concentré d'émotions” avec Guillaume Mazeau
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