Cet article est le dix-septième de la série “Trois siècles en un”, consacrée à la France du XIXe siècle. Elle en compte dix-neuf. Le précédent est là. Le suivant est là. Le premier est là.
Cet article est le premier de la partie V “La quête des origines” de notre série.
On a vu dans notre dernier article qu'entre le XVIe siècle et la Révolution de 1789, la noblesse s’est efforcée de justifier ses privilèges et sa prééminence. De quel droit est-elle exemptée d’impôts ? Et, de quel droit les meilleurs postes devraient-ils lui être réservés : les aptitudes se transmettraient-elles donc elles aussi automatiquement par l'hérédité (on dirait aujourd’hui : génétiquement) ? On l’a dit dans le dernier article : même parmi les nobles, peu y croient. Alors, de quel droit ?
Alors, un historien dont nous avons déjà beaucoup parlé dans cette série, le comte de Boulainvilliers, propose – ou plutôt assène – une réponse dans ses ouvrages. Ceux-ci paraissent quelques années après sa mort en 1722, c'est-à-dire au début du règne de Louis XV ; ils sont publiés à Londres, Amsterdam ou La Haye, à cause de la censure royale, mais ils circulent sous le manteau dans le pays. La thèse qu’y défend Boulainvilliers fera scandale pour un siècle : la noblesse doit ses privilèges au droit de conquête.
L'affaire remonte à loin : cette conquête, c’est celle de la Gaule par les Francs, sous le commandement de Clovis, autour de l'an 500. Les Francs viennent de Germanie, c'est-à-dire, en gros, de l'Allemagne actuelle. Les vainqueurs commandent et les vaincus obéissent : ces Francs ont donc, nous explique Boulainvilliers, assujetti les Gaulois. Depuis lors, continue-t-il, deux peuples cohabitent en France : les descendants des Francs, qui dominent ; et les descendants des Gaulois, qui sont dominés. Les premiers sont les nobles, les seconds sont les roturiers – c’est-à-dire les non-nobles.
Boulainvilliers consent volontiers que, depuis cette époque fondatrice, les mariages mixtes (même si ceux-ci ont rarement été l’usage), les périodes de troubles et les anoblissement royaux ont largement brassé ensemble ces deux populations. Mais culturellement et juridiquement, les nobles n'en sont pas moins les héritiers des Francs de naguère ; naître de parents nobles, c’est donc faire partie de la classe des dominants et hériter des privilèges qui vont avec.
La thèse des origines franques de la noblesse n’est alors pas inédite ; mais c’est la première fois qu’un auteur expose de façon aussi radicale les conséquences qu’il en tire sur les plans politique et social, c’est-à-dire la légitimation des inégalités de naissance. La publication des ouvrages de Boulainvilliers déclenche simultanément deux passions bien françaises : la recherche des origines de nos institutions, et l'exploitation politique de ces origines supposées, l'ancienneté étant censée conférer la légitimité.
Une douzaine d’années plus tard, le tiers-état produit une riposte à la mesure de l'attaque. C'est la très subtile “Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules”, publiée en 1734 par l'abbé Dubos (1670-1742). Bourgeois érudit, Dubos (ou Du Bos) est alors une sorte de haut fonctionnaire à la retraite.
Puisque toute l'argumentation de Boulainvilliers repose sur la conquête franque, Dubos étudie de près le contexte de celle-ci. Les Francs saliens (la tribu franque dont est issu Clovis) comptent alors certes parmi ces belliqueuses tribus dites “barbares” qui se tassent au nord-est de l'Empire romain d'Occident ; mais, explique-t-il, ils sont des alliés fidèles de cet Empire. Ce sont d'autres tribus, qui elles lui sont hostiles, qui déferle sur son sol à partir de 406 et contribuent finalement à sa chute en 476 (tandis que l'Empire romain d'Orient, lui, reste encore solide.). Cet effondrement laisse les Gaulois désemparés, eux qui, après un demi-millénaire d'appartenance à l'Empire, “avaient pour ainsi dire, été métamorphosés en romains”, selon les mots de Dubos. C’est donc avec soulagement, continue notre auteur, que ces ‘gallo-romains’ (il n'aurait sans doute pas désavoué ce terme qui lui est postérieur) voient une décennie plus tard Clovis et ses Francs reprendre le flambeau romain dans leur pays. Clovis reçoit plus tard de l'empereur romain d'Orient, dont il est le principal allié local, le titre de consul honoraire.
Il n'y a donc pas eu, conclut l'historien, de conquête franque, en tous cas pas sur les gaulois et l'Empire. En Gaule, l'autorité ne s'est pas fondée sur une victoire contre l'Empire, mais au contraire sur la fidélité à celui-ci ; non pas sur une rupture, mais sur une continuité. Et elle n'est pas allée aux Francs en général, mais à Clovis, leur roi, en particulier. Il est le dépositaire en Gaule du pouvoir impérial. Pas de conquête, pas de droit de conquête : le seul qui peut se prévaloir de droits remontant à cette période est le successeur légitime de Clovis, c'est-à-dire le roi de France.
Loin de clore le débat sur les origines, la publication de l’“Histoire critique...” a pour effet de l’alimenter et de le structurer, en opposant pour la première fois à la théorie de Boulainvilliers une autre théorie au moins aussi solide. Bien plus tard, on qualifiera la première de “germaniste” et la seconde de “romaniste” : retenons ici ces dénominations commodes.
Une quinzaine d’années après la publication du livre de Dubos, le philosophe Montesquieu prétend dans son livre “L’Esprit des Lois” (1748) s’élever au-dessus de la polémique et proposer une voie médiane, qui serait inspirée par la raison plutôt que par la passion. Boulainvilliers, explique-t-il, ne prouve pas que les Gaulois ont été asservis. Quant à Dubos, c’est à tort qu’il prétend qu’il n’y a pas eu de conquête sur les gallo-romains. Pas de conquête ! Allons donc : à ce compte-là, ironise Montesquieu, on peut tout aussi bien prouver qu’Alexandre le Grand (IVe siècle av. JC) n’a pas conquis la Perse !
Oui, mais voilà. La Gaule du Ve siècle est beaucoup plus confuse que la Perse d'avant Alexandre et il n'est pas si facile de dire si les Francs l'ont conquise contre les gallo-romains, ou avec leur aide. Depuis le début du siècle, tout ce qui vit à l’est du Rhin semble lui être passé dessus - et pas seulement pour la période estivale : Alains, Alamans, Burgondes, Francs, Huns, Saxons, Souabes, Vandales, Wisigoths... Certaines tribus n'ont fait que passer (c'est-à-dire que piller), ainsi les Vandales ou les Suèves, qui gagnent rapidement l’Espagne. D’autres se sont installées, comme les Wisigoths, qui tiennent le sud-ouest, ou les Alamans et les Burgondes, qui contrôlent l'est.
Dans cette pétaudière, il n'y a pas d'opposition frontale entre gallo-romains et Francs car ces derniers sont des alliés traditionnels de Rome. Ils étaient notamment aux côtés des Romains lorsque ceux-ci ont défait les Huns d'Attila aux champs Catalauniques (actuellement Châlons en Champagne) en 451. Le propre père de Clovis, le roi franc Childéric, s'est battu pour l'Empire contre les Wisigoths et les Saxons, et a été général romain : rien à voir - pour répondre à Montesquieu - avec le père d'Alexandre le Grand, Philippe de Macédoine, qui rêvait d'abattre la Perse et a transmis son obsession à son fils.
La thèse qui paraît majoritairement retenue aujourd’hui par les historiens est que la longue cohabitation aux affaires des Francs et des Gallo-romains avant la conquête de Clovis s'est poursuivie après elle ; et que c'est certainement ce qui a permis au nouveau régime de prendre, et de durer. L’élite franque s’est taillé la part du lion dans la nouvelle classe dirigeante, mais, loin d'être asservie, l'élite gallo-romaine y était aussi présente : d'anciens sénateurs y figuraient, notamment dans le sud, et les évêques restaient des personnages puissants. La conversion de Clovis au catholicisme, religion des gallo-romains, dit assez l'influence que ces derniers avaient encore. En d'autres termes, les historiens d'aujourd'hui sont bien plus proches de Dubos que de Boulainvilliers ou de Montesquieu.
Bref. Dans cette série, peu nous importe au fond ce qui s’est réellement passé à l’époque de Clovis - et c'est heureux. Ce qu’on note en revanche, c’est qu'après Boulainvilliers et Dubos, chacun répond à cette question historique en dosant thèse “germaniste” et thèse “romaniste” selon ses opinions politiques. “M. le comte de Boulainvilliers et M. l'abbé Dubos ont fait chacun un système, dont l'un semble être une conjuration contre le Tiers-État, et l'autre une conjuration contre la noblesse”, écrit Montesquieu. Mais il n’est pas plus neutre lui-même et ses sympathies le poussent vers la version “germaniste” de l’histoire – même s’il n’en infère pas une politique aussi rétrograde que celle de Boulainvilliers. Noble d’ancienne souche, il se gargarise de l’expression “nos pères les Germains”, comme si son papy avait chevauché aux côtés de Clovis. Membre du parlement de Bordeaux, il s’attendrit à l’évocation d'antiques assemblées où les Francs, dit-on, avaient coutume de prendre collectivement leurs décisions importantes ; chantées par Boulainvilliers, ces mythiques AG de païens-démocrates en peaux de bête commandant à leurs rois ont longtemps fait rêver les nobles et les juristes.
Sur le terrain de l’interprétation historique, Boulainvilliers, de son vivant même, est débordé sur sa droite par le duc de Saint-Simon. Tous deux – cf. notre article “Ce long règne de vile bourgeoisie” - sont viscéralement hostiles à la monarchie absolue et indécrottablement attachés à la suprématie de la noblesse. Mais le second est “pair du royaume”, et pas le premier. La pairie est une sorte de club ultra fermé, regroupant une poignée de super-nobles que le roi a voulu distinguer des autres nobles. Pour Saint-Simon, cette institution remonte aux origines mêmes de la féodalité et cette ancienneté place ses membres au-dessus des autres nobles ; pour Boulainvilliers, elle est beaucoup plus récente et ses revendications sont donc illégitimes.
Dubos ne joue pas beaucoup plus collectif au sein du Tiers-État que Saint-Simon au sein de la noblesse. Son “Histoire…” fait la part belle aux libertés dont jouissaient, selon lui, les villes durant l’antiquité, ce qui plaide certes en faveur des revendications des bourgeois de son temps, mais laisse aussi les paysans à leur sort.
Une histoire plus “à gauche” va de toute façon émerger quelques décennies après Dubos. Nous avons parlé dans un article antérieur (“Ce long règne de vile bourgeoisie” toujours) de l'alliance du roi et de la bourgeoisie contre la noblesse au XVIIe siècle, alliance tacite mais réelle, et presque aussi ancienne que la bourgeoisie elle-même. Elle est encore solide à l’époque de Dubos - c'est-à-dire dans la première moitié du XVIIIe siècle - et celui-ci est à cet égard parfaitement typique de sa classe : il considère que le seul véritable obstacle à l'ascension de la bourgeoisie est la noblesse ; que cette dernière ne peut à son tour être contrée efficacement que par le roi ; et donc que la monarchie absolue est le régime qui sert le mieux les intérêts des bourgeois. De fait, son "Histoire..." est, en premier lieu, une légitimation par l'histoire de ce régime, tout comme les ouvrages de Bodin ou Loyseau, un gros siècle plus tôt, en était une par le droit (cf. “Ce long règne de vile bourgeoisie” là encore).
Mais, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’alliance entre le roi et la bourgeoisie ne tient plus aussi fermement. Le roi ne semble plus pouvoir, ou vouloir, contenir la noblesse, qui a regagné l’influence politique qu’elle avait perdue au siècle précédent (cf notre article “L’ordre habituel des choses”). A l’heure où les philosophes des Lumières (Voltaire, Rousseau, Montesquieu...) mettent en avant les idéaux de liberté ou d’égalité, le tiers-état - ou pour être plus précis son élite bourgeoise - relève du même coup ses exigences et ne considère plus la monarchie absolue comme le meilleur des régimes possibles. Elle change de braquet : l’objectif n’est plus d’aider le roi à abaisser la noblesse au niveau du tiers état, mais au contraire d’élever le tiers-état à la hauteur de ces idéaux, fût-ce au détriment du pouvoir royal. Boulainvilliers avait livré une interprétation aristocratique de l’histoire ; Dubos, une interprétation monarchiste ; vient le temps de l’interprétation démocratique.
De celle-ci, le philosophe et historien Mably (1709-1785) est le principal artisan. Dans ses “Observations sur l’Histoire de France” publiées en 1765, il emprunte à Boulainvilliers et Montesquieu les mythiques assemblées franques dont on a parlé plus haut, refusant ainsi après eux toute légitimité historique à l’absolutisme ; mais il prétend que les gallo-romains y prirent part après la conquête. Boulainvilliers a dû se retourner dans sa tombe, lui qui avait écrit que, “puisque le peuple était esclave [...] il ne faut pas s’étonner qu’il n’ait tenu aucun rang dans l’État, ni par conséquent dans les Parlements ou Assemblées” (“Dissertation sur la Noblesse de France”). Mably, en faisant l’hypothèse inverse, accorde implicitement au tiers-état les mêmes droits historiques à participer aux décisions politiques qu’à la noblesse – précisément ce que voulait éviter Boulainvilliers. Cependant, en reconnaissant aux Francs la paternité du parlementarisme par le biais de ces fameuses assemblées, et en soutenant qu’ils ont bien vaincu les gallo-romains, il est en général lu avec bienveillance par les “germanistes” c’est-à-dire, peu ou prou, par la noblesse.
Plus que jamais, l’histoire du premier millénaire est une auberge espagnole : les historiens y trouvent ce qu’ils y apportent. Celle donnée par Mably paraît très fantaisiste aujourd’hui – bien plus que celle de Dubos ou même de Boulainvilliers – mais elle était en résonance avec son époque : elle reçut alors les plus grands éloges et, à défaut de faire l’unanimité, devint la principale référence sur la question.
Les Révolutionnaires abolissent les privilèges de la noblesse en 1789, puis les titres de noblesse eux-même en 1790 sans se préoccuper de savoir si, mille ans plus tôt, telle catégorie de la population appartenait ou non à une hypothétique assemblée. Au tournant du siècle, Boulainvilliers écrivait pourtant avec une grande ingénuité – ou un grand cynisme : “Il est certain que dans le droit commun tous les hommes sont égaux. La violence a introduit les distinctions de la liberté et de l'esclavage, de la noblesse et de la roture ; mais quoique cette origine soit vicieuse, il y a si longtemps que l'usage en est établi dans le monde, qu'elle a acquis la force d'une loi naturelle”. Mais l’“usage” est précisément ce dont, par définition, les révolutionnaires entendent s’affranchir. Le futur député Rabaut Saint-Etienne semble répondre à l'historien lorsqu’il écrit en 1788 : “l'ancienneté d'une loi ne prouve autre chose, sinon qu'elle est ancienne. [...] On s'appuie de l'histoire ; mais notre histoire n'est pas notre code. Nous devons nous défier de la manie de prouver ce qui doit se faire par ce qui s'est fait ; car c'est précisément de ce qui s'est fait que nous nous plaignons”.
Le XIXe siècle n’aura malheureusement pas ce bon sens, et la querelle entre “germanistes” et “romanistes” reprendra de plus belle après la Révolution et l’Empire. C’est ce que nous verrons dans notre prochain article, intitulé “Nos ancêtres les Gaulois”.
Sources principales :
Encyclopédie Universalis, article “Mérovingiens” de Alain Erlande-Brandenburg et Patrick Périn
Encyclopédie Universalis, article “Noblesse” de Jean Meyer
Encyclopédie Universalis, articles “Invasions - Grandes” et “Francs” de Lucien Musset
Magazine “Notre Histoire” no. 132 d'avril 1996 “Clovis, la naissance de la France”, interview de Laurent Theis par Yves-Noël Lelouvier titrée “Au commencement était la Gaule Romaine”
France Culture, “Les lundis de l'histoire” par Jacques Le Goff, émission “Histoires de France” du 13 mai 2013 avec Claude Gauvard, Bruno Dumézil, et Franck Collard
France Culture, “Les lundis de l'histoire” par Michelle Perrot, émission “La hantise des origines” du 17 juin 2013 avec Sylvain Venayre
France Culture, “La Fabrique de l'histoire” par Emmanuel Laurentin, émission “511 2/4” du 15 mars 2011 avec Patrick Demouy et Michel Rouche
France Culture, “Concordances des Temps” par Jean-Noël Jeanneney, émission “Les Barbares : vraiment différents ?” du 10 décembre 2016 avec Bruno Dumézil
Canal Académie, “La fabrique d’une nation - La France entre Rome et les Germains des origines à nos jours”, avec Claude Nicolet
Canal Académie, “La première contre-révolution (1789-1791), la coterie des Aristocrates Noirs”, avec Jacques de Saint Victor
Canal Académie, “Les racines de la Liberté”, avec Jacques de Saint Victor
Olivier Tholozan, “Henri de Boulainvilliers : l'anti-absolutisme aristocratique légitimé par l'histoire”, consultable sur books.openedition.org
André Burguière, “L’historiographie des origines de la France, Genèse d’un imaginaire national”, consultable sur www.cairn.info
Lucien Calvié, “Liberté, libertés et liberté(s) germanique(s) : une question franco-allemande, avant et après 1789”, consultable sur persee.fr
Alfred Lombard, “L'abbé Du Bos: un initiateur de la pensée moderne (1670-1742)”, consultable sur books.google.fr
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