Cet article est le seizième de la série “Trois siècles en un”, consacrée à la France du XIXe siècle. Elle en compte dix-neuf. Le précédent est là. Le suivant est là. Le premier est là.
Cet article est le quatrième et dernier de la partie IV “Retour sur l'Ancien Régime” de notre série. Dans notre article précédent, nous avons vu que, sous l’Ancien Régime, le ressentiment du tiers-état s’exerce contre la noblesse et non contre le roi ; contre l'aristocratie et non contre la monarchie. Rappelons que l'Ancien Régime est le nom qu'on donne à la période monarchique séparant la Renaissance (XVIe) de la Révolution de 1789 ; et que le “tiers-état” (dit également “troisième ordre”), c'est le groupe de tous ceux qui n'appartiennent ni au clergé (“premier ordre”) ni à la noblesse (“deuxième ordre”) ; groupe qu'on appellera parfois ici “peuple” par commodité, et qui représente autour de 97% de la population.
On a vu les causes de ce ressentiment ; cet extrait d’un cahier de doléances, rédigé pour les États Généraux de 1789, les résume bien : “Les Nobles seuls jouissent de toutes les prérogatives : richesses, honneurs, pensions, retraites, gouvernements, écoles gratuites. […] La Noblesse vide le trésor royal, le Tiers État le remplit ; enfin le Tiers État paie tout et ne jouit de rien”.
On a parlé, donc, de ces causes très terre à terre qui opposent alors le peuple à la noblesse. Mais on n’a pas dit la distance qui les sépare dans les cœurs, comme s’ils étaient étrangers l’un à l’autre. Comme l’écrira Tocqueville, historien et philosophe, dans les années 1830 : “ils n'ont point la même manière de penser ni de sentir, et c’est à peine s'ils croient faire partie de la même humanité” (‘De la démocratie en Amérique’).
Pourquoi un tel fossé ? Quand se creusa-t-il ?
Son origine semble en fait aussi ancienne que le système d’ordre lui-même, qui soumet le peuple à la noblesse et au clergé. La plus ancienne tentative de justification de celui-ci est peut-être, on l’a dit dans un article antérieur (“Les trois ordres”), un texte de l’évêque Adalbéron de Laon remontant à 1030 environ. Or, si Adalbéron y déplore pour la forme le sort misérable qui est réservé au peuple, il n’y voit rien d'anormal : au contraire, l’inégalité des extractions justifie pour lui celle des conditions de vie. Les nobles sont du “sang des rois” (“sanguine regum”) et travailler est indigne d'eux ; inversement, les gens du peuple sont comme nés pour accomplir les tâches pénibles ou dégradantes : c'est triste, mais c’est leur destinée.
Au siècle suivant (XIIe), les romans courtois vantent les qualités du chevalier idéal. Les nobles Lancelot, Yvain ou Perceval possèdent sens de l’honneur, courage, générosité, beauté… Ces qualités sont volontiers contrastées avec la grossièreté bien proche de l’animalité du paysan. Le paysan est par exemple foncièrement incapable, dans ces romans, d’éprouver les sentiments délicats que le chevalier éprouve pour sa belle. C’est à cette époque que le terme “vilain”, qui désigne les paysans libres (c’est-à-dire non serfs), prend la signification péjorative qu’on lui connaît aujourd’hui. L’idée d’une différence profonde entre le noble, chez qui peuvent s‘exalter les plus belles qualités humaines, et le roturier (c'est-à-dire le non-noble), que tout ramène à la bestialité, s’exprime donc déjà à cette époque. D’un côté le noble, de l’autre l’ignoble – du latin “ignobilis”, “non noble”.
Cependant cette différence est alors davantage illustrée que théorisée. Les romans courtois ne sont pas des traités. Quant au texte d'Adalbéron, il insistait au moins autant sur une autre distinction : celle entre d’une part le clergé, qui se consacre aux choses divines, et d’autre part le reste de la population, qui s’occupe des choses terrestres ; or dans chacune de ces deux catégories, on trouve à la fois des nobles et des non-nobles.
Si les auteurs du Moyen-Âge ne s’appesantissent alors pas sur le sujet, c’est que durant cette période la vie intellectuelle s’anime essentiellement autour des questions religieuses. Ce qui compte, ce ne sont pas les rapports des hommes entre eux, mais les rapports des hommes avec Dieu et sous cet angle, les hommes sont tous égaux. L’apôtre Paul nous enseigne que nous sommes avant tout “fils de Dieu par la foi en Jésus Christ” ; il précise : “Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus Christ” (‘Épitre aux Galates’). Paul n’entend pas nier toutes ces catégories, ni même s’opposer à leur hiérarchisation sociale (il explique ailleurs que la femme doit être soumise à son mari…), mais il veut simplement dire qu’elles sont indifférentes à Dieu. Comment Paul n’aurait-il pas ajouté, un millénaire plus tard : “Il n’y a plus ni noble, ni roturier” ?... Dans ce contexte, se livrer à une étude comparée des qualités supposées des nobles et des non-nobles est une activité oiseuse voire indécente.
Avec la Renaissance - c’est-à-dire, en France, à partir du XVIe siècle – les mentalités évoluent. Elles restent bien sûr pétries de religion, mais un nouvel objet d’étude apparaît alors : l’homme. On découvre ou redécouvre des textes de l’Antiquité grecque ou latine (que l'invention de l'imprimerie, au milieu du XVe siècle, permet de diffuser plus massivement) dans lesquels la question théologique n’est plus qu’une question parmi d’autres - parfois complètement anecdotique, comme chez les philosophes matérialistes - tandis que celle de l’homme est centrale. La philosophie n'est plus cantonnée, comme à l'époque du théologien médiéval Thomas d'Aquin (XIIIe siècle), au rôle de “servante de la théologie”. Ceux qu’on appellera les “humanistes” - citons, pour la France, Rabelais ou Montaigne - ne se demandent plus : “Qu'attend Dieu de nous ?”, mais : “Comment pouvons-nous être meilleur ?”. Comme ils sont sincèrement croyants, ces deux questions ne s'opposent pas ; mais l'objet de l'étude n'est plus le même : Dieu dans le premier cas, l'homme dans le second.
Qu’est-ce qui fait qu’on est “meilleur” ou “moins bon” ? La question est désormais explicitement à l’ordre du jour. Est-ce l’éducation, la culture ? Est-ce… autre chose ? Peut-être la réponse diffère-t-elle selon le domaine considéré : intellectuel, moral, physique, esthétique ?…
On se demande par exemple d'où vient la “vertu”. Ce terme signifie alors courage (autant physique que moral), sens de l’honneur. Dans ce domaine, la réponse généralement donnée est que cette qualité très estimée vient de la “naissance” : ceux qui sont “bien nés” y seraient mieux disposés. Or, cette expression de “bien né” est alors de synonyme de “noble” : être “bien né”, c’est être né de parents nobles, et donc être noble soit-même. Les nobles ne sont pas les seuls à partager ce préjugé qui leur est favorable, puisqu'on en trouve par exemple la trace chez le roturier Rabelais : “les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en bonne société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu'ils appellent honneur et qui les pousse toujours à agir vertueusement et les éloigne du vice” (‘Gargantua’, 1534).
“Bien nés” et “bien éduqués” : voilà donc le secret de la “vertu”. Les nobles insistent particulièrement sur le premier aspect. Dans nos articles précédents, on a vu qu’ils ont de plus en plus de peine à justifier leur prééminence à mesure que, sous l’impulsion des rois, se crée l’État moderne, c'est-à-dire un État centralisé et bureaucratique d'administrateurs, de légistes, de financiers, de comptables... pour lequel les bourgeois sont beaucoup mieux formés - c'est-à-dire mieux “éduqués”, en un sens. Inversement, la “naissance”, c'est-à-dire l'ascendance noble, est, par définition, ce qui manque aux bourgeois.
Mais en quoi une ascendance noble rendrait-elle vertueux ? La question est souvent éludée, mais certains s’y attaquent frontalement, ainsi Florentin Thierrat, auteur d’un traité sur la noblesse publié au début du XVIIe siècle (1606), et noble lui-même. Chez les chevaux ou les chiens, nous explique-t-il sans ambages, certaines races sont supérieures à d’autres, tous les chasseurs le savent ; eh bien, chez les humains, il en va de même de certaines lignées : celles des nobles sont supérieures.
Mais cet argument de type raciste est, en fait, rarement repris, du moins de façon aussi tranchée. De tous les traités sur la noblesse de cette époque - ils y prolifèrent - le plus célèbre est peut-être celui de Gilbert de la Roque, datant de 1689. La Roque écrit certes dans la préface : “Il y a dans les semences je ne sais quelle force, et je ne sais quel principe qui transmet, et qui continue les inclinations des pères à leurs descendants” ; la vertu se transmettrait donc, pour parler en termes d’aujourd’hui, par les gènes de père en fils. Cependant il enchaîne aussitôt : “et tout homme issu de grands et illustres personnages, ressent incessamment au fond de son coeur un certain mouvement qui le presse de les imiter : et leur mémoire le sollicite à la gloire et aux belles actions”. La filiation est donc un marqueur plutôt qu'un vecteur : elle signale ceux qui font partie du club des nobles, mais elle ne les rend pas nécessairement vertueux pour autant. Cependant, elle les y prédispose car elle leur donne une réputation à défendre, celle attachée à leur nom ; réputation qui les oblige d'autant plus - précise l'auteur plus loin - que ce nom est ancien et réputé. La Roque n’exclut par ailleurs pas une prédisposition inverse lorsque le noble a un “mauvais naturel”.
C’est cette thèse que paraissent défendre majoritairement les auteurs nobles, et notamment l’historien Boulainvilliers que nous avons déjà souvent cité dans cette série. D'une manière générale, on peut donc les disculper de l’accusation de racisme envers les roturiers qui leur est souvent faite : s’ils fondent effectivement la supposée supériorité de la noblesse sur l’hérédité, à parler strictement, l’héritage est culturel et non biologique. Mais cela ne change pas grand chose dans les faits puisqu’ils prônent une ségrégation sociale basée sur la naissance : droits différents pour les nobles et les non-nobles, accès à la noblesse uniquement par hérédité (ainsi ils s'opposent aux anoblissements royaux et ils excluent les anoblissements par adoption).
De fait, à partir du XVIe siècle, la noblesse entretient avec une passion inédite le culte de son ascendance (c'est à cette époque que naît la vogue des arbres généalogiques) et, plus généralement, de tout ce qui la différencie du peuple. L'abbé Sieyès, futur député révolutionnaire et polémiste de grand talent, produit en 1788 dans son “Essai sur les privilèges” une pièce à charge particulièrement révélatrice de cet état d'esprit. Il s’agit d’un discours adressé au roi Louis XIII par le baron de Senecey (ou Sennecey), lors des États Généraux de 1614. Le baron y préside alors l’ordre de la noblesse et son discours fait suite à une déclaration d’un représentant du tiers-état, qui s’était égaré à inviter les nobles à considérer les membres de son ordre à lui - les gens du peuple, autrement dit - comme leurs “frères cadets”. Le baron est offusqué : “J’ai honte, Sire, de vous dire les termes qui de nouveau nous ont offensés. Ils [=les représentants du tiers-états] comparent votre État à une famille composée de trois frères. Ils disent l’ordre ecclésiastique être l’aîné, le nôtre le puîné, et eux les cadets. En quelle misérable condition sommes-nous tombés, si cette parole est véritable !” Senecey n’imagine pas un instant que la noblesse puisse être “rabaissée” au point d’être “avec le vulgaire en la plus étroite sorte de société qui soit parmi les hommes, qui est la fraternité” ; le peuple ne peut “en aucune façon se comparer” à elle et il demande que sa “différence” soit reconnue. Et Sieyes de conclure : “Oui, les privilégiés en viennent réellement à se regarder comme une autre espèce d'hommes”...
“Une autre espèce d'homme” ? Sieyes a beau jeu de prendre les déclarations du baron au pied de la lettre mais, pour les raisons qu'on a dites, l'accusation est sans doute exagérée. Dans une autre brochure à succès, “Qu'est-ce que le tiers-état”, publiée un peu plus tard, il reproche aux nobles de prétendre former un “peuple à part” : cette fois il est beaucoup plus proche de la vérité. A partir du XVIIIe siècle, la noblesse met en avant des racines qui lui sont spécifiques.
Quelles sont elles, ces racines, et en quoi justifieraient-elles sa prééminence ? Inversement, quels seraient les racines des non-nobles ?
C'est ce que nous verrons dans les deux articles notre prochaine partie, intitulée “La quête des origines”. Le premier des deux s'intitule “Nos pères les Germains”.
Sources principales:
Encyclopédie Universalis, article “Humanisme” de Jean-Claude Margolin et André Godin
Canal Académie, “La renaissance des XII et XIIIe siècles : la chevalerie et la culture” (1/2 et 2/2), avec Martin Aurell
Ellery Schalk, “L'épée et le sang - Une histoire du concept de noblesse (vers 1500 - vers 1650)”, consultable par extraits sur books.google.com
Arlette Jouanna, article “L'idée de race en France au XVIe et au début du XVIIe siècle”, consultable sur persee.fr (extrait)
Henri Weber, article “Arlette Jouanna - ‘Ordre social, mythes et hiérarchies dans la France du XVIe siècle’”, consultable sur persee.fr
Pierre H. Boulle, article “La construction du concept de race dans la France d'Ancien Régime”; disponible sur persee.fr
Site “Passion Médiévistes" (https://passionmedievistes.fr), émission "Épisode 6 – Camille et la noblesse au XVIIème siècle" du 5 juillet 2019 avec Camille Pollet
Magazine “L'Histoire”, no. 214 d'octobre 1997 “Dossier : Le racisme des origines aux génocides du XXe siècle”, article “Préhistoire de la pensée raciste” de Joël Cornette
France Culture, “Concordance des Temps” par Jean-Noël Jeanneney, émission “Hiérarchies et préséances sous l'Ancien Régime : dépassées ?” du 19 novembre 2016 avec Fanny Cosandey
France culture, “Le cours de l'histoire”, par Xavier Mauduit, émission “Histoire(s) de famille (3/4) - Mon nom, ma bataille” du 27 novembre 2019 avec Joseph Morsel
Pierre-Marie Lasseron, "Les cahiers de doléances" (http://pm.lasseron.free.fr/rev02.htm)
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