Cet article est le quatorzième de la série “Trois siècles en un”, consacrée à la France du XIXe siècle. Elle en compte dix-neuf. Le précédent est là. Le suivant est là. Le premier est là.
Cet article est le deuxième de la partie IV “Retour sur l'Ancien Régime” de notre série. On a présenté dans le premier le système social qui a prévalu en France depuis le milieu du Moyen-Âge (IXe-Xe siècle) jusqu’à la Révolution de 1789. On a vu que ce système, rigide et intrinsèquement inégalitaire, divisait la société en trois “ordres” : le clergé (premier ordre), la noblesse (deuxième ordre), le tiers état (troisième ordre).
On a vu aussi que, au sein du tiers état, une classe sociale ambitieuse avait émergé au Moyen-Âge, à côté de la paysannerie : la bourgeoisie. On a parlé de son essor économique entre le XIe et le XIIIe siècle, parallèle à celui des villes et du commerce ; puis de son rôle politique au XIVe et au XVe siècle, lorsque le roi recrute dans ses rangs pour édifier l’État centralisé dont il a besoin pour gouverner effectivement le pays. On a vu que cette coopération s'exerçait aux dépens de la noblesse. Nous allons voir qu'elle se renforce au XVIe siècle puis atteint son apogée au XVIIe siècle, un apogée qui se traduit politiquement par l'instauration de la monarchie absolue. C'est une alliance objective bien sûr, c’est à dire motivée par des intérêts communs : rien d’une histoire d’amour.
Le roi, tout comme la bourgeoisie, est à l’étroit dans le système des trois ordres. Les bourgeois prétendent à d’avantage d’autonomie, d’aisance et de pouvoir que n'en a le reste du troisième ordre (c’est-à-dire la paysannerie) ; de même, le roi n’entend plus se contenter, à partir du XVIe siècle, d’être un “primus inter pares” (“premier parmi les pairs”) au sein du second ordre, c’est-à-dire d’être simplement un noble avec plus d’influence que les autres : il veut lui commander comme il veut commander l’ensemble du pays ; et il veut un pouvoir sans limite. C’est le projet de la monarchie absolue, qui prend corps au XVIIe siècle. Vu du XXIe siècle, après les expériences totalitaires du XXe siècle, ce projet évoque davantage le 1984 d’Orwell que la Révolution de 1789 ; la bourgeoisie va pourtant aider le roi à le porter.
C’est qu’alors, le concept d’absolutisme ne s’oppose pas à celui de démocratie, qu’on considère au mieux comme irréalisable - dans un pays aussi grand et peuplé que la France en tous cas - et au pire comme indésirable : “Le pire des États, c’est l’État populaire”, entend-on dans ‘Cinna’, la pièce de Corneille créée en 1641. L’absolutisme s’oppose au féodalisme. (Notons que les mots n'existent pas encore, mais les idées sont déjà là, et déjà débattues.).
Dans le régime féodal, le roi doit composer avec le deuxième ordre, c'est-à-dire la noblesse, qui règne en maître sur ses terres et ceux qui y habitent ; le troisième ordre y est dépouillé de tout pouvoir. Ce régime a connu son apogée aux XIe-XIIe siècle et ensuite il n’a cessé – on l’a vu dans notre article précédent – d’être battu en brèche, avec succès, par la bourgeoisie et par le roi.
Au tournant du XVIIe siècle les temps semblent mûrs pour le remplacer par autre chose. C’est que le pays a frisé la dislocation à deux reprises : au XIVe-XVe siècle, avec la guerre de Cent Ans ; puis dans la seconde moitié du XVIe siècle, avec les guerres de religions. Ces deux guerres sont, en grande partie, des guerres civiles, que le féodalisme a largement contribué à aggraver et à prolonger. Les juristes vont activement rechercher un système alternatif. Issus de la bourgeoisie, piliers de l’administration royale, ils ont le vent en poupe depuis trois siècles.
C’est d’abord Jean Bodin, qui écrit autour de 1570, pendant les guerres de religion. Jean Bodin distingue clairement – il est le premier à le faire et c’est un coup de génie - la possession du pouvoir d’une part, et son exercice de l’autre. La condition nécessaire de stabilité d’un État, explique-t-il, c’est qu’un seul corps (c’est-à-dire une seule personne ou un seul groupe) possède le pouvoir - et tout le pouvoir, sans limite : autrement dit le pouvoir absolu. Ce corps peut ensuite en confier pour un temps l’exercice à d’autres, partiellement ou même totalement ; comme un roi délègue à ses ministres, par exemple. Mais il ne cesse jamais d’en être le propriétaire et c’est ce que Bodin appelle être souverain.
Dès lors, nous dit Bodin, il n’y a pas trente-six possibilités. Le corps qui est souverain se compose soit d’une seule personne, et le régime est une monarchie ; soit de plusieurs, et c’est une aristocratie ; soit de toutes, et c’est une démocratie. Les régimes intermédiaires, où la souveraineté est partagée entre plusieurs corps, sont par nature incapables d'assurer la pérennité de l'État : à commencer par ce mélange confus de monarchie et d'aristocratie qu'est le féodalisme, dans lequel le roi et la noblesse se disputent sans fin le pouvoir. Par ailleurs la souveraineté n'est jamais aussi indivise que lorsqu'on la confie à une seule personne ; la monarchie est donc le régime le plus stable, et par conséquent le meilleur. Et cette monarchie doit par construction être absolue, puisque la “souveraineté” a été définie comme telle. Ce qu'il faut au pays, c'est donc une monarchie absolue. CQFD.
Charles Loyseau, un autre juriste, enfonce le clou quelques décennies plus tard, dans les années 1610-1620 : les trois ordres, y compris la noblesse, doivent obéissance au roi - et donc, indirectement, aux fonctionnaires, même non-nobles, qui sont en charge de faire respecter sa loi. Peu après, en 1632, c’est encore un juriste, Cardin Le Bret, qui affirme : “le roi est seul souverain dans son royaume et la souveraineté n’est non plus divisible que le point en la géométrie”.
Lors des États Généraux de 1614, les représentants du tiers état sont ou ont été des hommes de lois, dans une proportion écrasante. (Nous avons dit, dans un article antérieur titré “Le sac de pomme de terre”, que ces derniers étaient monstrueusement surreprésentés à l'Assemblée pendant les trois premières Républiques : on voit ici que le phénomène avait des racines profondes.). Ils tentent de porter les idées de Bodin et les autres dans les institutions en demandant à faire reconnaître comme une “loi fondamentale” ceci : “[Le roi] ne tenant sa couronne que de Dieu seul, il n'y a puissance en terre, quelle qu'elle soit, spirituelle ou temporelle, qui ait aucun droit sur son royaume”. En une phrase, ils proposent donc d’écarter le clergé (une “puissance spirituelle”) et la noblesse (une “puissance temporelle”) des responsabilités politiques, pour mettre en place une monarchie absolue (le roi est la seule “puissance [sur] terre”) et de droit divin (le roi ne tient son pouvoir “que de Dieu seul”). Les assises du pouvoir royal ne sont pas suffisamment fermes alors pour que cette proposition soit retenue, mais l’idée de monarchie absolue de droit divin fait son chemin. Théorisée par l’évêque Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704), elle triomphe un demi-siècle plus tard avec l'avènement de Louis XIV.
Ce dernier, qu’on surnommera plus tard le Roi-Soleil, fait en sorte que tous les pouvoirs et tous les honneurs émanent de lui. La noblesse, seule opposition réelle à son pouvoir, est dépouillée de l’essentiel de son influence : il l’a subjuguée avec le cérémonial de la vie de cour, qui est organisé autour de sa personne, et avec les splendides fêtes du gigantesque château qu’il a fait construire à Versailles. Il l’a mise à l’écart de son gouvernement, dont il confie les postes clés à des bourgeois ou à des anoblis de fraîche date : Colbert, Le Tellier, Louvois, Séguier… Ceux-ci lui sont plus dociles que les nobles, car leur sort dépend de lui. Comme le dit l’empereur Auguste à Cinna dans la pièce de Corneille (encore un juriste, au passage) déjà citée, créée sous le règne précédent : “Et pour te faire choir je n’aurais aujourd’hui / Qu’à retirer la main qui seule est ton appui…”. Le sort de Fouquet leur a servi de leçon : ce ministre des finances issu de la grande bourgeoisie avait eu le tort d’étaler ses richesses et son ambition et Louis XIV l’avait fait emprisonner dès sa prise de pouvoir en 1661. Tout Roi-Soleil qu’il est, celui-ci n’aurait pu se permettre de traiter aussi cavalièrement un membre de la noblesse traditionnelle sans risquer de la voir se soulever contre lui.
En résumé, Louis XIV flatte le goût des nobles pour l’apparat, mais aux commandes, ce sont des bourgeois qu’il place. Aux premiers, les honneurs ; aux seconds, le pouvoir réel. Un pouvoir exercé sous son étroit contrôle, bien sûr ; et qu’il peut réassigner à d’autres selon son bon plaisir : le “souverain” au sens de Bodin, c’est lui ; il n’est pas un de ses gestes qui ne le rappelle.
Le duc de Saint-Simon (à ne pas confondre avec le comte de Saint-Simon mentionné dans notre article “Notre Empereur”) qualifiera le règne de Louis XIV, dont il est sur la fin le contemporain, d’une formule restée célèbre - une formule biliaire et nobiliaire, typique de ce grand écrivain : “ce long règne de vile bourgeoisie”. A la lumière des théories de Bodin, on comprend mieux l’oxymore. La monarchie absolue se poursuit, quoique sous une forme affadie, sous les deux règnes suivants - ceux de Louis XV et Louis XVI - jusqu’à la Révolution 1789.
Il ne faut pas croire que la Révolution a fait complètement table rase du modèle qui l’a précédé. Au contraire : Tocqueville, penseur politique du XIXe siècle, a montré dans son livre “L’Ancien Régime et la Révolution” que le centralisme de la monarchie absolue a préparé celui de la Révolution, qu’on qualifie de ‘jacobin’ et qui est encore si présent de nos jours. Il a suffi aux révolutionnaires de basculer le pouvoir des mains du roi, à celles de l’Assemblée ; de Versailles, à Paris. Les gouvernants suivants – qu’ils soient rois, empereurs ou présidents – n’ont cessé de renforcer la centralisation ; Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, la qualifie d'“élément vital de la nationalité française” ( ‘Des idées napoléoniennes’). Ainsi, les préfets créés par Napoléon Bonaparte en 1800 pour servir de relai local au pouvoir central sont les héritiers directs des “intendants”, créés exactement aux mêmes fins sous l’Ancien Régime, et dont Louis XIV a renforcé le rôle. Le comte de Boulainvilliers, historien contemporain du duc de Saint-Simon, avec lequel il partage la même haine de la monarchie absolue, qualifiera (dans son livre “Histoire de l'ancien gouvernement de la France”) ces intendants d’“oppresseurs de la patrie, et vils adulateurs d'un pouvoir tyrannique” : bref, des empêcheurs de féodaliser en rond.
Quant au concept de “souveraineté” façon Bodin, qui sert de socle théorique à l’absolutisme, Rousseau l’emprunte dans ‘Du Contrat Social’, qu’il rédige dans les années 1750. À la différence de Bodin, pour Rousseau, le meilleur “souverain” n’est cependant plus le roi, mais le peuple. Quelques décennies plus tard, son traité sera le livre de chevet de Robespierre et de toute l’aile gauche de la Révolution. Avant Rousseau, le concept avait également été repris par le philosophe anglais Thomas Hobbes dans ‘Le Léviathan’, publié en 1651. En fait, quand le mot “souveraineté” revient sous la plume d’un théoricien de la politique, on peut se dire sans grand risque de se tromper : tiens, voilà du Bodin.
Dans le prochain article, nous passerons au siècle suivant c'est-à-dire le XVIIIe siècle. Nous y verrons que l'absolutisme n'y est plus capable de maintenir ensemble le rigide système d'ordres, que les tensions entre tiers-état et noblesse éprouvent toujours davantage ; et que cela provoque - ou tout du moins rend possible - la révolution de 1789. Cet article s'intitule “L'ordre habituel des choses”.
Sources principales :
Gérard Mairet, présentation des “Six Livres de la République” de Jean Bodin titrée “Les ‘Six Livres de la République’ et la fondation moderne de l'État profane”
Encyclopédie Universalis, article “Ancien régime” de Jean Meyer
Encyclopédie Universalis, article “Droit divin” de Pierre-Robert Leclercq
Encyclopédie Universalis, article “Absolutisme” de Jacques Ellul
Encyclopédie Universalis, article “Bourgeoisie Française” de Régine Pernoud
Encyclopédie Universalis, article “Charles Loyseau” de Solange Marin
Encyclopédie Universalis, article “Jean Bodin” de Pierre Mesnard
Encyclopédie Universalis, article “États généraux” de Yves Durand
Canal Académie, “Les racines de la Liberté”, par Christophe Dickès, avec Jacques de Saint Victor
Canal Académie “Au-delà des préjugés et idées reçues : le véritable Louis XIV” avec Yves-Marie Bercé
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