Cet article est le dixième de la série “Trois siècles en un”, consacrée à la France du XIXe siècle. Elle en compte dix-neuf. Le précédent est là. Le suivant est là. Le premier est là.
Cet article est le quatrième et dernier article de la partie II “Les Empires” de notre série. Nous avons mentionné dans les précédents l'indéniable popularité de Louis-Napoléon Bonaparte, alias Napoléon III, du début à la fin de sa vie politique ; en mettant celle-ci sur le compte du prestige incomparable de son patronyme (il est le neveu de Napoléon Bonaparte, alias Napoléon 1er), d’une propagande efficace, et des déceptions causées par la Deuxième République. Mais il faut également mentionner que la politique de celui que la France profonde appelle souvent «notre empereur» était globalement très populaire. C'est de celle-ci que nous allons parler dans cet article.
Elle se caractérise par un volontarisme inédit en matière d’économie. Les aspects institutionnels, prioritaires pour ceux qui – comme les républicains – mettent la garantie des libertés politiques et de l’égalité des droits au fondement de tout le reste, sont secondaires pour Louis-Napoléon Bonaparte : "Loin de moi l'idée d'entrer en discussion sur le mérite de la monarchie ou de la république ; je laisse aux philosophes et aux métaphysiciens le soin de résoudre un problème qu'a priori je crois insoluble", écrit-il en 1839. C’est d’abord le problème de la pauvreté qui le préoccupe, ainsi d'ailleurs que beaucoup de penseurs de l’époque, qui ne peuvent méconnaître les effroyables conditions de vie des ouvriers. Les sociologues d’alors les décrivent avec une rigueur et une précision remarquables, et leurs travaux ne manquent pas d’émouvoir leurs contemporains : ainsi Villermé et son «Tableau de l'état physique et moral des ouvriers» publié en 1840. Mais, au terme de leur scrupuleuse enquête, ces mêmes experts concluent que, certes, les salaires sont très bas, mais d'un autre côté, si l’ouvrier ne s’adonnait pas à la boisson et s’il mettait un peu d’ordre dans ses affaires, il n’en serait pas là non plus. En matière sociale, avant la Deuxième République, l'État n'intervient quasiment pas.
Louis-Napoléon se range un temps dans le pôle opposé, celui des utopistes, qui pensent qu’il faut absolument faire quelque chose, quitte à faire n’importe quoi. Sa solution à lui, il l’expose dans son livre “De l'extinction du paupérisme” (1844) : elle consiste à employer les plus démunis dans des coopératives agricoles strictement encadrées par le ministère de l’intérieur. Quoique bien intentionné, ce programme fait frémir de nos jours ; mais au moins Louis-Napoléon a-t-il le mérite de proposer une autre politique que l'immobilisme : “Vouloir, en effet, soulager la misère des hommes qui n'ont pas de quoi vivre, en leur proposant de mettre tous les ans de côté un quelque chose qu'ils n'ont pas, est une dérision ou une absurdité”, écrit-il. En effet.
La pratique du pouvoir l’écartera de ce projet. Il se convainc progressivement que la meilleure manière de résoudre les problèmes sociaux, c’est la croissance, et que celle-ci ne vient pas toute seule. Il doit ce crédo aux “saint-simoniens”, c’est-à-dire aux économistes s’inspirant des oeuvres du philosophe Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon (1760-1825). Au libéralisme, doctrine alors dominante, les saint-simoniens préconisent de substituer un interventionnisme énergique de l’Etat, qui doit se manifester principalement de deux façons : par le lancement de grands travaux d’infrastructure, pour favoriser les échanges internes ; par la création d’établissements de crédit, pour assurer le financement des investissements industriels par l’épargne privée. Ils prônent aussi le libre-échange, pour développer le commerce extérieur ; paradoxalement, les libéraux de l’époque se montrent plutôt frileux sur ce point : sans doute pour ne pas se fâcher avec le milieu des affaires, qui se souciait peu de jouer à armes égales avec l'Angleterre, dont la puissance commerciale était redoutable.
Louis-Napoléon Bonaparte est le premier de nos dirigeants à avoir placé l’économie au centre de sa politique. Dès qu’il a les pleins pouvoirs (1852), il applique résolument les principes saint-simoniens. Du côté des grands travaux, c’est notamment le développement des chemins de fer (la longueur totale du réseau est multipliée par 6 durant son règne), du télégraphe (longueur totale multiplié par 18) ; ou, plus emblématiquement, les travaux de rénovation de Paris, menés par le préfet Haussmann et qui ont transformé la capitale - à un prix faramineux certes, puisque le montant l’opération, qui s'étale entre 1853 et 1869, est l'équivalent de plus d'une année du budget de l'État… Le républicain Jules Ferry ironisera sur les “comptes fantastiques d’Haussmann” (jeu de mot autour des “Contes Fantastiques” de l'écrivain romantique Hoffmann).
Quant aux établissements de crédits, c’est durant le Second Empire que sont créés le Crédit Foncier, le Crédit Lyonnais, la Société Générale, le Crédit Industriel et Commercial (CIC)… Leur périmètre ne se réduit pas à l’industrie ou aux grands chantiers, puisque le Crédit Foncier contribue efficacement à diminuer les saisies des biens immobiliers des paysans, qui sont souvent très endettés.
Concernant le libre échange, un pas important est franchi en 1860 lorsque la France signe avec l’Angleterre un traité abaissant les droits de douanes entre les deux pays.
Dans les années 1860, la conjoncture économique est moins favorable. L’influence de ceux qu’on appelle les “budgétaires” commence alors à contrebalancer celle des “saint-simoniens” ; ou, pour user du vocabulaire d’aujourd’hui, le régime balance entre rigueur et relance. On en est toujours là aujourd'hui.
Au final, le bilan est positif, mais contrasté : des infrastructures profondément rénovées, mais une industrie qui, après avoir redémarré sur les chapeaux de roues, s’essouffle un peu - c’est à cette époque qu’elle cède le pas à l’industrie allemande ; une agriculture qui progresse, mais au ralenti.
Tout cela a cependant suffit à faire reculer la pauvreté : à la fin du Second Empire, pour plus de la moitié des Français, les revenus excèdent enfin les dépenses en produits de première nécessité ; le chômage, endémique au milieu du siècle, a chuté.
Concernant la condition ouvrière, on retiendra que Louis-Napoléon Bonaparte a favorisé dès 1852 le mutualisme, c’est-à-dire l’émergence de systèmes de prévoyance et d’assurance auxquels pouvaient souscrire les plus pauvres. On lui doit également le droit de grève (1864). C’est un progrès considérable que même la première et la deuxième république n’avaient pu ou voulu faire. Il est certes théoriquement bridé par le fait que les syndicats, eux, restent interdits, mais dans la pratique ceux-ci sont tolérés. Au final, les lois, quoiqu’encore très conservatrices, sont plus favorables aux ouvriers que dans les autres pays - même si, dans tous, leur condition reste exécrable.
Dans les campagnes, de façon plus souterraine, l’action des préfets et des magistrats tend à protéger les petits paysans des abus des notables, tels que les prêts usuraires. Les petits propriétaires considèrent généralement que l'Empire est le régime qui les protège le mieux ; ils le préfèrent à la monarchie et la république, perpétuellement soupçonnées de vouloir confisquer les terres, au profit, pour la première, des nobles ou du clergé, et pour la seconde, de l’Etat. Concernant la noblesse et le clergé, Napoléon Ier avait consacré (via le code Civil de 1804) l’abolition de leurs privilèges, votée sous la Révolution ; le peuple semble le considérer comme le véritable fossoyeur de l’Ancien Régime (oubliant un peu rapidement que Napoléon avait à son tour constitué une sorte de noblesse, dite d’Empire). Louis-Napoléon Bonaparte a martelé qu’il ne reviendrait pas sur cet abolition, notamment dans la proclamation accompagnant la constitution du 14 février 1852, et s'y est tenu.
Le Second Empire est aussi une période de bals et de fêtes somptueux, organisés ou encouragés par le pouvoir. Comme sous Louis XIV deux siècles plutôt, ceux-ci ont un objectif politique précis. Trois groupes constituent alors l'élite économique et militaire du pays (comme durant tout le siècle du reste) : noblesse d'Ancien Régime, noblesse d'Empire, et haute bourgeoisie ; or ces groupes sont de cultures très différentes et se défient les uns des autres : le premier chérit l'Ancien Régime et la Restauration (Louis XVIII, Charles X), le deuxième, le 1er Empire (Napoléon Ier), le troisième, la Monarchie de Juillet (Louis-Philippe Ier). L'objectif de ces fêtes est de les amèner à se fréquenter, et par suite à collaborer ; ce qui fonctionne assez bien. Le lancement de la construction de l'Opéra Garnier participe de cette politique de fêtes. C'est aussi sous le Second Empire que triomphent les opérettes d'Offenbach, naturalisé français et fait chevalier de la légion d'honneur par Napoléon III.
Napoléon III doit aussi sa popularité à quelques victoires militaires (Sébastopol, 1855 ; Solférino, 1859 ; Magenta, 1859) qui ont flatté l’orgueil national, et entretenu le mythe napoléonien - même s'il s'agissait souvent de victoire à la Pyrrhus. C’est aussi sous son règne que Nice et la Savoie ont été rattachés à la France. Inversement, il est responsable d’une coûteuse et infructueuse opération militaire au Mexique entre 1861 et 1866, dont l’objectif était d’installer un régime ami qui pourrait contenir les prétentions des États-Unis dans la région.
L'empereur conserve sa popularité jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’à la chute du régime en 1870, provoquée par la défaite militaire face à la Prusse. Cette guerre fut une idiotie. Dans un contexte très tendu entre la France et la Prusse, ce qui a mis le feu aux poudres est une incivilité qu'auraient faite les autorités prussiennes à l’ambassadeur de France à Berlin. L’opinion publique française s’est échauffée, les députés aussi, et Napoléon III a déclaré la guerre. Il aurait dû relire ce que Montesquieu écrivait un siècle et demi plus tôt dans une de ses ‘Lettres Persanes’ : “Ainsi un prince ne peut fait la guerre parce qu'on lui aura refusé un honneur qui lui est dû, ou parce qu'on aura eu quelque procédé peu convenable à l'égard de ses ambassadeurs, et autres choses pareilles ; non plus qu'un particulier ne peut tuer celui qui lui refuse le pas”. Mais le philosophe qui a popularisé le concept de séparation des pouvoirs ne faisait sans doute pas partie de ses lectures. La défaite s'est soldée par la perte de l'Alsace, de la Lorraine, et le règlement d'une énorme indemnité de guerre.
Le Second Empire est longtemps resté dans l’imaginaire collectif ce régime commencé et achevé dans le sang, coincé entre deux hontes, celle d’un coup d’État meurtrier et celle d’une déculottée militaire alors sans précédent dans notre histoire. La Troisième république, qui lui succède, a beaucoup œuvré pour entretenir ce souvenir négatif. De nos jours, on préfère souvent considérer que Napoléon III a mis l’économie du pays sur les rails - au propre comme au figuré. A chacun de se faire son idée.
Nous achevons avec cette article la partie dédiée aux Empires. La prochaine partie s'intitule “III. Les Royautés” et débutera avec un article intitulé “Rien appris, ni rien oublié”.
Sources principales :
Eric Anceau, “La France de 1848 à 1870 - Entre ordre et mouvement”
Francis Démier, “La France du XIXe siècle”
France Culture, “Concordance des temps”, par Jean-Noël Jeanneney : émission du 9 septembre 2012 “Le chômage aux XVI-XIXe siècles : dysfonctionnement ou fatalité ?”, avec Yves Zoberman
Pierre Rosanvallon, “Histoire moderne et contemporaine du politique : Qu'est-ce qu'une société démocratique ?”, Collège de France : cours du 3 février 2010.
Alain Plessis, article “Napoléon III : un empereur socialiste ?” paru dans “L'Histoire”, n°195 de janvier 1996
France culture, “La Fabrique de l'histoire”, par Emmanuel Laurentin : émission du 17 octobre 2016 “Histoire du Second Empire 1/4 - Second Empire : Qu’est -ce que la fête impériale ?” avec Xavier Mauduit
Louis-Napoléon Bonaparte, “Des idées napoléoniennes” et “De l'extinction du paupérisme”
Commentaires