Cet article est le dernier d'une série de huit articles consacrés à l'astronomie durant l'Antiquité. Le premier est ici.
On a dit dans des articles antérieurs que les Grecs croyaient massivement, durant l’antiquité, que les déplacements des astres commandaient – ou tout au moins, influençaient fortement - le cours des choses terrestres ; et que ces déplacements étaient eux-mêmes pilotés par les dieux. Aristote (-384 - -322), le premier peut-être, a donné des fondements pseudo-scientifiques à ces idées.
Celles-ci remontent probablement à la plus haute antiquité grecque ; Aristote et les autres philosophes n’ont fait que les intégrer à leur doctrine et les accomoder à leur gré. Elles n’ont cessé de croître et de s'affirmer à partir de la fin du –IVe siècle, lorsque les Grecs s'entichent de l’astrologie chaldéenne (c’est-à-dire babylonienne), déjà vieille alors d'au moins 1500 ans.
De très bonne heure – probablement dès Pythagore (ci-contre à droite peint par Raphaël), au -VIe – les Grecs ont cru devoir tirer de cette conviction une conséquence assez remarquable. Si tout ici-bas dépend des mouvements des astres, ne peut-on pas en déduire que, à des dispositions égales de ceux-ci dans le ciel, correspondent des états égaux de la nature ? Or, il est net que ces mouvements sont cycliques : les étoiles font un tour de la terre en 24h (la Terre est immobile pour les Grecs, ce sont les étoiles qui tournent !), la lune en un mois, le soleil en un an, et les circulations des autres planètes présentent elles aussi des périodicités manifestes.
Donc, on peut supposer, pensent les Grecs, qu’au bout d’«un certain temps», tous les astres reviendront exactement dans la même configuration ; cette durée correspondant logiquement au plus petit multiple commun des périodes de révolution de chacun des astres. Chacun y va de son chiffre, selon ses calculs ou sa fantaisie : 10.800 ans pour Héraclite, 2.484 ans pour Aristarque, 3.942.000 ans pour Diogène le Stoïque, etc. Au bout de cette période, qui se termine par un cataclysme assez radical, la Terre, avec tout ce qu’elle héberge – animaux, végétaux – sera revenue dans un état semblable à son état initial. Un nouveau cycle commence qui durera le même temps ; puis encore un nouveau, etc, et cela sans fin.
Les Grecs donnent le nom de "grande année" à chaque cycle. Ils adhèrent quasiment tous à cette conception d’une histoire cyclique, pour ce qu’on en sait. Ils ne l’ont pas inventée : les chaldéens y croyaient certainement avant eux, et les Indiens, peut-être depuis plus longtemps encore. Les Indiens nomment "kalpa" la grande année, et, plus prudents que les Grecs, ils en évaluent la durée au total… astronomique de 4.320.000.000 ans. C’est pour eux un jour de la vie de Brahma, le Dieu créateur de l’hindouisme. Il est raisonnable de penser que ce sont eux qui ont inventé le concept, et que celui-ci s'est ensuite répandu en Mésopotamie (Babylone) et en Grèce.
Outre sa durée, l'autre question qui divise les Grecs, c’est la nature exacte de la périodicité de la grande année. Est-ce que les choses se reproduisent très exactement de la même façon sur Terre à chaque cycle, avec exactement les mêmes individus, répétant exactement les mêmes actions ? Pour la frange la plus hardcore des disciples de Pythagore, il semble que oui. C’est sans doute le moyen le plus simple que ceux-ci aient trouvé de garantir la réincarnation, dont ils sont de très fervents adeptes (encore une idée, très probablement, empruntée aux Indiens). Voilà ainsi comment le physicien Eudème de Rhodes (-IVe siècle), ami et disciple d’Aristote, nous résume leur position dans sa "Physique" (livre III) : «Mais si l'on en croyait les Pythagoriciens, ce sont les mêmes choses, identiques au point de vue numérique, qui doivent se reproduire ; je vous raconterai de nouveau cette même fable, en tenant à la main ce même bâton, et vous serez tous assis comme vous l'êtes, et toutes les choses se comporteront semblablement». Le Médiévaliste publiera à nouveau cet article, vous le lirez à nouveau – et une infinité de fois, comme si c'était la première…
Les stoïciens sont sur la même ligne : chaque cycle est identique au précédent. On retrouve là le fatalisme qui imprègne si fortement leur doctrine. Six siècles après Eudème, voilà ce que Tatien le Syrien (auteur chrétien du IIe siècle) nous dit à ce sujet : «Zénon [=chef de file des stoïciens] déclare qu'après l'embrasement, les mêmes hommes s'adonneront aux mêmes besognes, je veux dire qu'Anytus et Melitus [=les deux hommes qui ont condamné Socrate à mort] feront encore des réquisitoires, que Busiris [=roi mythique réputé pour sacrifier aux dieux tous ceux qui pénétraient dans son royaume] recommencera à tuer ses hôtes, qu'Hercule [en pleine action ci-contre à droite], de nouveau, exécutera des travaux athlétiques». Une infinité de débats sur la constitution européenne ; une infinité de coups de têtes de Zidane avec leurs lots de commentaires ; une infinité de duel Ségolène Royal - Nicolas Sarkozy avec toujours le même gagnant ou la même gagnante à la fin, etc. Tatien n’est vraiment pas enthousiaste.
D’autres croient que la répétition se fait uniquement "selon l’espèce", selon la terminologie de l’époque : ainsi il y aura toujours les mêmes espèces animales à chaque cycle, mais sans qu'on retrouve exactement les mêmes individus, ni les mêmes destinées.
Le stoïcien Chrysippe propose une version intermédiaire : il veut bien concéder quelques variantes entre les cycles, espérant rendre là ce système plus vraisemblable ou plus supportable ; par exemple, suggère-t-il, tel individu pourra avoir une verrue durant un cycle qu’il n’aura pas dans les autres, si cela ne change pas sa destinée…
Les théologiens chrétiens auront beau jeu, plus tard, de railler ces désaccords et ces subtilités. C’est que, pour eux, la thèse de la Grande Année est inacceptable ! Le monde n’a qu’un début (la Genèse) et qu’une fin (l’Apocalypse et la résurrection des morts). Peut-on imaginer N crucifixions du Christ ?
En tout cas, la Grande Année doit encore avoir ses partisans en plein Moyen-Age, puisque l’évêque de Paris la condamne explicitement en 1277. Le théologien irlandais John Duns Scot (1266-1308, ci-contre à gauche), quelques décennies plus tard, donne un argument mathématique ingénieux pour la réfuter. On a dit que la durée de celle-ci était, nécessairement, un multiple des périodes de révolution des astres. Mais qu’est-ce qui nous assure qu’un tel multiple existe ? Les périodes peuvent être incommensurables entre elle, comme le sont la diagonale et le côté d’un carré (le rapport vaut racine de deux, nombre irrationnel). Duns Scot résume cela parfaitement : «Si deux mobiles se mouvaient [avec la même vitesse] l'un sur le côté d'un carré l'autre sur la diagonale, ces deux mouvements seraient incommensurables : et jamais, lors même qu'ils dureraient éternellement, ils ne ramèneraient les deux mobiles à une même situation». Duns Scot n’est pas surnommé pour rien "Docteur Subtil" par le clergé…
On raconte que, au Ve s. avant notre ère, les pythagoriciens auraient fait supprimer le mathématicien Hippase de Métaponte parce qu'il aurait révélé l’existence des nombres irrationnels. Peut-être avaient-ils entrevu, 1700 ans avant Duns Scot, les risques qu’une telle découverte faisait peser sur le dogme de la Grande Année…
Sources :
- Les Tomes 1, 2 et 8 du «Système du Monde» de Pierre Duhem, disponible sur Gallica, le site de la bibliothèque numérique de la BNF.
- «Histoire de la Philosophie Occidentale», J.-F. Revel.
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