Cet article est le sixième d'une série de huit articles consacrés à l'astronomie durant l'Antiquité. Le premier est ici.
On a dit dans un article antérieur que le philosophe grec Aristote (-384 – -322) avait divisé la recherche théorique en trois sciences, à étudier séparément : les mathématiques ; la théologie (science du divin) ; et la physique, science de la nature, qui occupe une grande partie de son œuvre.
Dans ce contexte, Aristote distingue implicitement deux branches dans l'astronomie :
- une (chère à son maître Platon) qui décrit mathématiquement les mouvements des astres. Celle-ci ressortit au genre des mathématiques.
- et une autre, complémentaire, qui entend donner la cause de ces mouvements en s’intéressant plus globalement à la structure de l’univers et à la matière qui le constitue. Celle-ci ressortit au genre de la physique.
Les trois sciences principales - mathématiques, théologie, physique - ne sont pas parfaitement étanches et on a pu voir dans un autre article qu'Aristote pensait, avec Platon, que l'astronomie "mathématique" entretenait un rapport très étroit avec la théologie ; et qu'on connaîtrait mieux les dieux si l’on parvenait à décomposer les mouvements compliqués des astres (qui sont divins) en mouvements simples.
Quant au deuxième type d'astronomie, l'astronomie "physique", a-t-elle, elle aussi, une adhérence avec la théologie, pour Aristote ? Autrement dit, est-ce que Dieu, ou les dieux, y joue(nt) un rôle ?
Oui. Significativement, c’est au terme de son ouvrage "La Physique" qu’Aristote introduit le sujet, qu’il développe ensuite dans un autre livre, justement titré plus tard "La Métaphysique" par un éditeur.
Donnons quelques grands traits de la physique d’Aristote. Elle est pour lui la science des changements. Ils sont de quatre types (Aristote adore faire des classements) :
- le changement de lieu (le déplacement dans l’espace, autrement dit) ;
- le changement de qualité (c’est-à-dire, de couleur, d’odeur, de température…) ;
- le changement de quantité (c’est-à-dire, le grossissement, la diminution) ;
- la génération et la destruction (c’est-à-dire, le passage à la vie et à la mort).
Tout cela est bien sûr très qualitatif.
Le changement de lieu a la primauté sur les autres, en particulier dans l’ordre des causalités, nous dit Aristote. Par exemple, pour qu’un corps devienne chaud (changement de qualité), il faut qu’il se soit d’abord rapproché (changement de lieu) d’un corps chaud. D’accord, mais il faut bien qu’il ait été généré, avant cela ? Oui, répond Aristote, mais là encore, un changement de lieu doit être à l’origine de cette génération. D’ailleurs, précise-t-il, les astres existent de toute éternité (Aristote n'avait bien sûr jamais entendu parler du "Big Bang" !), il est donc faux de croire que tout commence nécessairement par une génération.
Une autre idée maîtresse d’Aristote, qui gouverne toute sa physique, est qu’une substance donnée (qu’elle soit animale, végétale, minérale) ne peut pas se changer elle-même : il y a nécessairement quelque chose d’externe qui est la cause du changement. Un corps froid ne peut pas se donner à lui-même de la chaleur, par exemple : il faut qu’il l’ait reçue d’un autre corps. Un animal ne peut se donner le mouvement sans que des aliments externes ne lui en ait donné la force, etc.
Lorsqu’une chose change, il y a donc forcément une autre chose qui est la cause de ce changement. Pour que cette deuxième chose ait agi ainsi, il faut qu’une troisième encore, etc. Ainsi fonctionne la nature. Mais à l’origine de tous ces changements, qu’y a-t il ?
Ce qui va animer l’ensemble de la nature, ce sont nécessairement des corps affectés eux-mêmes uniquement du changement primaire, le changement de lieu. Et celui-ci devra être éternel, puisque la nature connaît, sans fin, des changements. Donc à l’origine de tous les changements qui se produisent sur terre, il y a des corps inaltérables, indestructibles, existant de toute éternité et éternellement en mouvement : les astres, bien entendu… La physique d’Aristote vient de donner là à l’astrologie (c'est-à-dire, l'art de la divination par les astres) son premier fondement «scientifique» - en y mettant de gros guillemets : l’astrologie n’est pas une science, et la physique pratiquée par Aristote l’est bien peu, du point de vue méthodologique en tout cas, comme on l'a vu dans notre article précédent.
Mais on n’est pas encore tout-à-fait arrivé au premier terme de la série des causalités : qu’est-ce qui meut les astres à leur tour ?… On redoute que ce soit sans fin. Il faut bien s’arrêter à un moment, non ?
C’est exactement ce que dit Aristote dans sa "Physique" : "Il faut bien s’arrêter" (en grec, "ἀνάγκη στῆναι", "anagkê stênaï"). Il pose donc l’existence d’un "premier moteur" (c’est son expression), qui meut sans lui-même être mû. C’est lui qui meut les astres.
On pense à un bon gros Diesel mais ce n’est pas cela : ce premier moteur n’agit pas par contact – sans quoi, dans la logique d’Aristote, il faudrait lui supposer un autre moteur à son tour. Non, il fait mouvoir les astres parce qu’il est désiré par eux ; ce qui ne lui réclame aucun effort, et ne nécessite donc aucun moteur tierce. Il ressemblerait donc plutôt à Rita Hayworth dans «Gilda», ou à Kim Wilde période «Kids in America».
Sauf que le Premier Moteur est nécessairement immatériel. S’il était matériel, ses dimensions seraient infinies, pour être en rapport avec la puissance infinie qu’il faudrait déployer pour déplacer des astres pendant une durée infinie. Or, selon Aristote, dans la nature, rien ne peut être de dimensions infinies (il s’en explique ailleurs dans sa "Physique") et l'univers est lui-même de taille finie.
Par ailleurs, pour être ainsi aimé des astres, il doit être parfait : le Premier moteur est donc le bien suprême ; il est l’intelligence à l’état pur. (On voit qu’on est maintenant clairement sorti du champ de la physique, c’est-à-dire de l’étude de la nature telle qu’on l’observe, et rentré dans celui de la métaphysique, c’est-à-dire dans la pure spéculation sur des entités abstraites.).
Substance immatérielle et parfaite ; bien suprême et intelligence pure dignes d’un amour sans limite : c’est beaucoup pour Rita Hayworth et Kim Wilde, mais cela ressemble à s’y méprendre à un être en lequel les théologiens de la fin du Moyen-Age, infatigables commentateurs d’Aristote, se plairont à reconnaître l’objet de leur étude : Dieu…
Ces théologiens sont aussi bien musulmans (comme Averroès, 1126-1198), juifs (comme Maïmonide, 1135-1205, ci-contre à gauche une statue de lui à Cordoue), que chrétiens (comme Thomas d’Aquin, 1225-1274).
Ce sont les Arabes, et notamment Averroès, qui ont au Moyen-Âge remis à la mode la physique et la métaphysique d’Aristote. Celles-ci reçoivent d’abord un accueil mitigé dans les universités chrétiennes, mais leur ascendant y devient bientôt sans égal. La "Somme contre les Gentils" (1265), le grand œuvre de Thomas d’Aquin, a ainsi pour objet de concilier la philosophie d’Aristote avec l’enseignement des Evangiles, la raison avec la foi ; elle est encore aujourd’hui un pilier du dogme catholique. (Dans le tableau ci-contre à droite, saint Thomas d'Aquin - le «docteur angélique» comme l'a surnommé le clergé - enseigne sa doctrine aux plus hautes autorités de l’Eglise.).
Citons pour finir Averroès (ci-contre à gauche), un fan particulièrement inconditionnel d’Aristote :
«[Aristote] a fondé et achevé la Logique, la Physique et la Métaphysique. Je dis qu'il les a fondées, parce que tous les ouvrages qui ont été écrits avant lui sur ces sciences ne valent pas la peine qu'on en parle, et ont été éclipsés par ses propres écrits. Je dis qu'il les a achevées, parce qu'aucun de ceux qui l'ont suivi jusqu'à notre temps, c'est-à-dire pendant près de quinze cents ans, n'a pu rien ajouter à ses écrits, ni y trouver une erreur de quelque importance.» [1]. L'ascendance d'Aristote a contribué à rendre un temps compatible astrologie et christianisme, au moins chez certains intellectuels. Le grand savant Roger Bacon (1214-1294) recommande ainsi au pape de la faire davantage étudier.
Dans notre prochain article, c'est justement d'astrologie dont nous parlerons.
[1] Préface du «Commentaire à la "Physique"». Rapporté par Pierre Duhem, «Système du monde» tome 2 p139. Jacques Le Goff («Les intellectuels au Moyen-Âge» p121) attribue pour sa part cette phrase à Siger de Brabant (XIIIe s.), disciple d’Averroès.
Sources :
- Les tome 1 et 2 du «Système du Monde» de Pierre Duhem, disponible sur le site de la bibliothèque numérique de la BNF.
- «Aristote», David Lefebvre, collection «Les textes essentiels», chez Hachette.
- La "Physique" d’Aristote, accessible sur le site de Philippe Remacle.
- "On generation and corruption", Aristote, chapitres II,10 et II,11.
Article suivant de la série "L'astronomie durant l'Antiquité" : 7 – L’astrologie.
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