Cet article est le quatrième d'une série de huit articles consacrés à l'astronomie durant l'Antiquité. Le premier est ici.
Voilà quelques articles maintenant que nous présentons les travaux des astronomes grecs de l’Antiquité. Il serait peut-être temps de se demander pourquoi les savants d’alors se sont tant investis dans cette science : Pythagore (-VIe s.), Eudoxe de Cnide (première moitié du –IVe s.), Callipe de Cyzique (deuxième moitié du –IVes.), Hipparque (-IIe s.) ou Ptolémée (+IIe s.), pour ne citer que les plus importants. Donc : à quoi bon l'astronomie ?
La question n’est pas triviale, Platon (-429 - -348, cf ci-contre dans une représentation du peintre Raphaël au XVIe) la pose dans son ouvrage "La République". Comme très souvent dans son oeuvre, elle est traitée sous la forme d’un dialogue.
Le schéma habituel de ces dialogues est le suivant : Socrate, qui ne paie pas de mine mais en connaît un rayon, discute d’un sujet d’importance avec un type (dans tous les sens du terme) plein d’idées toutes faites. Socrate conduit son interlocuteur au doute par quelques questions bien orientées ; celui-ci revoit de fil en aiguille ses positions, avant de se ranger finalement à une opinion étonnament proche de celle de Platon, c’est-à-dire en général assez réac. (Notons au passage que les spécialistes doutent fortement que Platon nous restitue fidèlement l'enseignement de Socrate, son maître : plus probablement il s'est servi d'une figure emblématique pour faire passer ses propres idées. Mais comme le vrai Socrate (-469 - -399) n'a laissé aucune trace écrite, il est difficile d'avoir des certitudes.).
En l’occurrence, c’est un certain Glaucon qui joue le rôle du faire-valoir. On est au livre VII de la "République", Socrate vient de lui asséner le fameux “mythe de la caverne” bien connu des étudiants de terminale et il n’est déjà plus bien frais.
La conversation roule maintenant sur les sciences qu’il convient d’étudier pour devenir un philosophe accompli. Socrate (ci-contre à gauche) :
- Et après l’étude de la géométrie, ne placerons-nous pas celle de l’astronomie ? Qu’en penses-tu, Glaucon ?
L’autre ne se méfie pas et répond :
- Je le pense ; car la connaissance exacte des saisons de l’année, des mois, des années n’est pas seulement utile à l’agriculture et à la navigation ; elle convient encore aux fonctions de celui qui gouverne.
Socrate le rembarre aussi sec :
- Je te trouve bon ; tu m'as tout l'air de craindre que le vulgaire ne te soupçonne d'imposer des études inutiles.
Est-ce qu’un homme de qualité a des visées aussi bassement pratiques que l’agriculture ou la navigation ! Encore un qui finira travailleur manuel, tiens.
Mortifié, le pauvre gars tente une seconde sortie un peu plus tard :
- Mais comme tu m'as reproché tout à l'heure de faire un éloge maladroit de l'astronomie, je vais la louer maintenant d'une manière conforme au point de vue sous lequel tu l'envisages. Il est, ce me semble, évident pour tout le monde qu'elle oblige l'âme à regarder en haut et à passer des choses d'ici-bas aux choses du ciel.
A-t-on jamais vu pareil nigaud ! Ainsi, il suffirait de rester le nez en l’air à contempler rêveusement les étoiles pour devenir philosophe ! Socrate l’achève :
- Ma foi ! elle ne manque pas d'audace ta conception de l'étude des choses d'en haut ! Tu as l'air de croire qu'un homme qui regarderait les ornements d'un plafond la tête penchée en arrière, et y distinguerait quelque chose, userait, ce faisant, de sa raison et non de ses yeux !
Et il complète ainsi (c'est le Médiévaliste qui souligne) :
- Peut-être, après tout, est-ce toi qui en juges bien et moi sottement ; mais je ne puis reconnaître d'autre science qui fasse regarder en haut que celle qui a pour objet l'être et l'invisible […]. On doit considérer les ornements du ciel comme les plus beaux et les plus parfaits des objets de leur ordre, mais, puisqu'ils appartiennent au monde visible, ils sont bien inférieurs aux vrais ornements, aux mouvements selon lesquels la pure vitesse et la pure lenteur, dans le vrai nombre et toutes les vraies figures, se meuvent en relation l'une avec l'autre, et meuvent ce qui est en elles ; or ces choses sont perçues par l'intelligence et la pensée discursive et non par la vue; ou peut-être crois-tu le contraire ?
- Nullement, répond Glaucon, terrassé.
Le style est un peu alambiqué, mais on comprend que l'astronomie a deux intérêts. Premièrement, elle forme l’apprenti philosophe, qui en se livrant à l’étude des mouvements des astres apprend à se servir de sa cervelle davantage que de ses yeux. Ce benêt de Glaucon en a bien besoin. Deuxièmement, et surtout, c’est par elle qu'il percevra l’invisible, c'est-à-dire, la réalité qui se cache derrière les apparences ; la seule vraie réalité pour Platon, une réalité intemporelle , immuable, qu’il appelle encore l'Être : un monde figé dans une divine perfection... Certes, nous dit Platon, les courbes énigmatiques que dessinent les planètes dans le ciel nous émeuvent, un artiste n’en dessinerait pas de plus belles ; mais leur beauté est bien supérieure encore lorsqu’on les voit avec les yeux de l’intelligence, c’est à dire lorsqu’on parvient, grâce aux mathématiques, à en comprendre la logique, en les réduisant à une composition de mouvements simples et bien connus. Ces mouvements simples, bien qu'invisibles, sont les vrais mouvements, ceux que produisent réellement les divinités pour déplacer les planètes. Ce sont pour Platon ceux des sphères homocentriques qu'on a présentées dans un autre article. Les connaître, c'est percer des secrets divins ; c'est connaître les dieux, ou tout au moins, commencer à le faire... Aristote (-382 - -322), élève de Platon, sera en phase avec son maître sur ce point-là.
Il paraît y avoir là-dessous un orgueil démesuré, celui de s'élever jusqu'aux dieux. Platon s’en justifie ailleurs. Il n’est pas certain, au fond, si les planètes elles-mêmes sont des dieux ou simplement des sortes de statues créées par les dieux, dit-il dans le livre "Epinomis". Mettons même qu’il ne s’agisse que de statues et non pas des dieux eux-mêmes : elles en restent au moins les symboles, les icônes. Or une étude seulement superficielle des mouvements des planètes nous amènera souvent à tirer des conclusions erronées ; par exemple, un effet d’optique nous fera faussement croire que telle planète va plus vite que telle autre… Le dieu de cette planète ne se vexera-t-il pas ? «Assurément, il ne sera pas agréable aux dieux que nous leur adressions des hymnes où il est faussement parlé d’eux.» ("Les Lois", Platon). L’astronomie prévient contre un tel sacrilège et est, à ce titre, «une belle science et véritable, utile à l’Etat et agréable aux dieux» ("Les Lois" encore).
En février, le Congrès américain a raboté d'un demi-milliard de dollars le budget 2007 de la Nasa proposé par George Bush. L’argument «utile à l’Etat» semble avoir fait long feu... Pour 2008, le Médiévaliste propose «agréable aux dieux».
Sources :
- Le Tome 1 du «Système du Monde» de Pierre Duhem, disponible sur la bibliothèque numérique en ligne de la BNF.
- Le livre VII de la République de Platon.
Article suivant de la série "L'astronomie durant l'Antiquité" : 5 – Les deux sciences physiques.
[1] Le “mythe de la caverne”, plus proprement appelé “allégorie de la caverne”, est un des passage les plus connu de l'oeuvre de Platon. Il “expose en termes imagés les conditions d'accession de l'homme à la connaissance du Bien, au sens métaphysique du terme, ainsi que la non moins difficile transmission de cette connaissance”, nous dit l'article de Wikipedia qui lui est consacré. Sa connaissance n'est (heureusement) pas nécessaire à l'intelligence de notre présent article.
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