Descartes, L’Homme qui voulait prouver l’existence de Dieu. Feuilleton paraissant le lundi et le jeudi. Episode 14/16 : «L’attaque des Jésuites». Le premier épisode est ici.
Résumé des épisodes précédents : Descartes a voulu démontrer l’existence de Dieu dans ses «Méditations Métaphysiques», publiées en 1641. Cette louable intention ne lui vaut pas que des compliments : on reproche notamment à sa philosophie de contrarier le dogme catholique de l’eucharistie, selon lequel lors de la messe, le pain de l'hostie se transforme en corps du Christ. Descartes s’en explique, mais ses explications provoquent elles-mêmes de nombreux débats, et le roi Louis XIV lui-même s’en mêle. En quoi une histoire d'hostie peut bien concerner le roi de France ?
Il faut pour comprendre cela revenir un peu en arrière. Le lecteur se souvient peut-être (cf épisode 9 "Descartes et Arnauld") qu’à la lecture des Méditations Métaphysiques, en 1641, le théologien Arnauld s'était réjoui d'y trouver des affinités avec la doctrine de son maître à penser, saint Augustin, théologien du IV-Ve siècle. L’oeuvre d’Augustin a largement influencé (sinon façonné) le dogme catholique, certainement plus qu’aucune autre à part peut-être celle de Thomas d’Aquin (XIIIe siècle, cf épisode 10 "Pour une bouchée de pain"). Qu’Arnauld, un des plus fameux théologiens de la Sorbonne, délivre aux Méditations un tampon «certifié conforme à saint Augustin», cela semble a priori une excellente nouvelle pour Descartes. Ce sera tout l’inverse.
Descartes rappelle effectivement Augustin sur au moins en deux points. Première similitude, pour l’un comme pour l’autre, la quête de vérité métaphysique (sur Dieu, sur l’âme, sur le temps…) est indissociable d’une quête intérieure : ce que je suis, ce qu’est mon âme, le rapport de celle-ci à Dieu… Ainsi, le thème de la pensée comme preuve de l’existence de l’âme : le fameux «Je pense donc je suis» de Descartes ; ce thème figurait déjà en plusieurs endroits chez Augustin, sous une forme à peine différente. Pour tous deux la spiritualité est donc d’abord repli sur soi et ils tendent ainsi, volontairement ou non, à en faire une affaire privée entre Dieu et l’individu. Ce qui, au passage, ne fait pas celles (d'affaires) de l’Eglise, dont la vocation est justement de servir d’intermédiaire éclairé. Cette démarche introspective contraste avec celle où c'est au contraire la contemplation du monde extérieur qui nourrit l'interrogation : l'immensité de l'univers, son ordre éternel, sa diversité, son harmonie, etc. Dans cette deuxième approche, c’est plutôt la nécessité d’un créateur pour les merveilles du monde qui est la véritable preuve de l’existence de Dieu.
Deuxième similtude, le système cartésien et la pensée d’Augustin sont tous les deux empreints d’une sorte de fatalisme, dans lequel s’affirme la toute-puissance divine. Chez Descartes c’est le déterminisme ou mécanisme : le monde matériel y est intégralement régi par d’immuables lois physiques créées par Dieu. Chez Augustin c’est la prédestination : Dieu accorde sa grâce aux uns et la refuse aux autres, et après cela, le sort de chacun est à peu près scellé. Sur ce point, les disciples d’Augustin sont atypiques ; les autres courants catholiques, et les autorités de l’Eglise, accordent plus de place au libre-arbitre de l’homme. Ce sont plutôt les protestants qui croient en la prédestination.
On voit donc que certains aspects de l’œuvre d'Augustin ne sont plus très en vogue au sein des instances dirigeantes de l’Eglise à l'époque de Descartes. Or, en 1640, alors même que Descartes achève la rédaction des Méditations, vient justement de sortir un ouvrage majeur sur saint Augustin, qui aura un retentissement considérable : «Augustinus» [ci-contre à gauche], d’un théologien hollandais, Cornélius Jansen, dit Jansénius. Cette œuvre qui fait l’apologie de la pensée d’Augustin impressionne fortement Arnauld, qui devient rapidement le chef de file des 'jansénistes' (les disciples de Jansénius) en France. Elle est dès sa parution attaquée par les jésuites, c’est-à-dire les membres de la très puissante et très influente Compagnie de Jésus, ordre religieux fondé juste un siècle auparavant, en 1540.
Très hiérarchisée, organisée militairement, la Compagnie de Jésus a pour vocation (au moins officieusement) de renforcer le pouvoir du pape et la cohésion de l’Eglise. Ses préoccupations sont au moins autant politiques que spirituelles ; à la limite, la valeur théologique d’une doctrine importe peu : si elle sert les intérêts du pape alors c’est une bonne doctrine, si elle divise l’Eglise, alors c’est une mauvaise doctrine… Or le dogme catholique, en 1640, s’appuie davantage sur Thomas d’Aquin que sur Augustin et les jésuites classent d’emblée (et non sans raison) la nouvelle mouture de l’augustinisme prônée par Jansénius dans la catégorie des doctrines qui divisent l’Eglise. Le schisme d'avec les protestants au siècle précédent a traumatisé l’Eglise, il n’est pas question de laisser émerger un nouveau courant réformateur.
Après treize ans de querelle et des débats présidés par le pape en personne, celui-ci rend en 1653 un arrêt condamnant le jansénisme. Ses adeptes le contourneront aussi longtemps qu’ils le pourront, par toutes les subtilités procédurales imaginables ; Pascal, le fameux écrivain et savant français, tentera de retourner l’opinion publique en leur faveur ; mais en vain. Après un deuxième arrêt du pape, Arnauld est exclu de la Sorbonne en 1656, et les foyers de la pensée janséniste – comme le couvent de Port Royal – sont persécutés.
Dans cette querelle, le souci principal du roi Louis XIV [ci-contre à gauche] vis à vis de la France est exactement le même que celui des jésuites vis à vis de l’Eglise : garantir l’unité. Ce qu’il traduit par : éradiquer le jansénisme. Le spectre de nouvelles guerres de religions doit être éloigné à tout prix, il faut tuer le serpent dans l’oeuf : «Je m’appliquai à détruire le jansénisme, et à dissiper les communautés où se fomentait cet esprit de nouveauté», expliquera-t-il plus tard dans ses Mémoires. (Il faut dire aussi que d’une manière générale, la nouveauté, ce n’est pas le truc de Louis XIV.). Les monarchies absolues laissent peu de place à la nuance et vu du pouvoir, le monde se divise en deux camps : il y a ceux qui soutiennent le jansénisme – les fomenteurs de troubles ; et ceux qui le combattent – les fidèles serviteurs du Roi.
Descartes, par le soutien qu’il a reçu d’Arnauld, est rangé dans le premier camp, celui des opposants. Louis XIV ne témoignera d’aucune indulgence envers le cartésianisme. Les jésuites non plus.
En 1667, lorsque le corps de Descartes (mort à Stockholm en 1650), est rapatrié en France (le corps seulement, les Suédois conservent le crâne jusqu’en 1811 ; ce dernier est maintenant exposé au Musée de l’Homme, à Paris), Louis XIV fait interdire la prononciation de l’oraison funèbre. En 1671, il demande aux universités l’interdiction totale de l’enseignement du cartésianisme ; et c’est justement la diffusion d'un opuscule reprenant les thèses de Descartes sur l’eucharistie (celui de Desgabets, cf épisode 13 "Les lettres maudites") qui sert de prétexte.
Car beaucoup de professeurs d'université sont alors acquis aux idées de Descartes. Il faut qu'ils soient bien nombreux, pour que le Roi en personne juge nécessaire de les mettre au pas… Pourquoi une telle popularité ? Comment Descartes est-il devenu, en quelques décennies, la figure même de l'intellectuel ?
La suite jeudi 17 août avec l’épisode 15/16 du Descartes Code : «La Querelle d’Utrecht»
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