Descartes, L’Homme qui voulait prouver l’existence de Dieu. Feuilleton paraissant le lundi et le jeudi. Episode 13/16 : «Les Lettres Maudites». Le premier épisode est ici.
Résumé des épisodes précédents : Descartes s’est fait fort de démontrer l’existence de Dieu dans ses «Méditations Métaphysiques», fin 1640. Le théologien Arnauld croit pourtant y trouver une incompatibilité avec le dogme catholique de l’eucharistie (qui veut que l'hostie qu’avalent les fidèles durant la messe n’est pas faite de pain, mais du corps du Christ). Mais notre héros lui prouve brillamment que non seulement son système ne présente pas de contradiction avec ce dogme, mais même qu’il l’explique mieux que ne le fait la tradition ; même s’il n’explique pas tout. Pas tout ? Et encore…
Les premières explications de Descartes sur l’eucharistie ont à la fois effrayé et séduit – pour la même raison : il proposait du neuf. Il revient sur la question dans sa correspondance, sous la pression non seulement de ses détracteurs traditionnalistes, mais aussi de ses partisans, qui entendent que leur champion ne s’arrête pas en chemin et éclaire le mystère fondamental : la façon dont le pain se transforme en corps du Christ durant cette cérémonie, c’est-à-dire la transsubstantiation, pour reprendre le terme… consacré (transsubstantiation signifie transformation de la substance). Descartes a une idée là-dessus, qu’il exprime en 1645 dans deux lettres à un fervent partisan de sa philosophie, le père Mesland, un prêtre jésuite.
C’est assez gore. Descartes propose de ramener la transsubstantiation à un cas particulier de digestion. Lors de la digestion, le corps du mangeur assimile l’aliment, si bien qu’on peut dire que celui-ci s’est transformé en celui-là. Eh bien, lors de l’eucharistie, ce serait la même chose : lorsque le prêtre prononce les paroles consacrant l’hostie, il s’opère une espèce de digestion miraculeuse où le pain est assimilé par le corps du Christ, et, d’une certaine façon, se transforme en ce corps. Ca n’explique pas tout, mais enfin, on progresse un peu, pense Descartes.
Cette hypothèse l’écarte encore plus des traditionnalistes. En effet l’analogie avec la digestion impose que le pain n’a pas vraiment disparu, au niveau microscopique en tout cas ; c’est donc une forme de la consubstantiation, dont le lecteur, s’il était encore éveillé à ce moment fascinant du récit (épisode 10 "Pour une bouchée de pain"), se souvient peut-être qu’elle est la présence simultanée du pain et du corps du Christ dans l’hostie consacrée ; doctrine à laquelle souscrivent les protestants luthériens. Or les catholiques ne mangent pas de ce pain-là et selon leur transsubstantiation, seul le corps du Christ subsiste dans l’hostie lors de l’eucharistie et le pain a complètement disparu. Consubstantiation ou pas, de toute façon, cette interprétation organique témoigne d’un esprit, disons, inventif. Ce qui n’est pas vraiment une vertu cardinale pour l’Eglise, surtout concernant le très-saint Sacrement de l’Eucharistie.
Descartes ne s’y connaît pas en théologie mais il sent bien que sa Sainte Digestion est un peu trop originale pour être catholique. Aussi précise-t-il bien à Mesland qu’il ne s’agit que d’une hypothèse, qu'il lui demande de garder pour lui s’il ne l’estime pas conforme au dogme de l’Eglise ; et s’il la diffuse, de ne pas dire qu’elle vient de lui, Descartes. On a emprisonné sinon mis sur le bûcher pour moins que cela.
Peine perdue. Les lettres (ou une copie) tomberont finalement dans les mains des détracteurs de Descartes comme dans celles de ses partisans. Quant à Mesland, sa hiérarchie l’expédie peu après en Amazonie convertir les sauvages : il pourra toujours tenter d’y enseigner le cartésianisme si ça lui chante. (Il le fera - dit-on.).
Quelques vingt-sept ans après les lettres à Mesland, en 1672, un certain Claude Clerselier est convoqué par l’archevêque de Paris. Clerselier est l’exécuteur testamentaire de Descartes, mort en 1650. Il traduit (du latin au français) une bonne partie de son œuvre, il édite sa correspondance, il traque ses manuscrits égarés. Bref, il est plus cartésien que Descartes et a fait de la diffusion des idées du Maître un véritable apostolat. Son regard est paisible et franc, sa voix douce mais assurée, une frange éparse de cheveux gris balaie son front pâli par l'étude. (Ca, c’est pour camper le personnage mais en fait on ne sait pas trop à quoi il ressemble.).
«Qu’est-ce que j’apprends», lui dit l’archevêque, un grand échalas au visage mou (cf ci-contre). (On rend ici librement la scène.). «Est-ce vous qui avez communiqué à l’auteur de cet opuscule, les lettres de Descartes à Mesland ?» L'opuscule en question, qu'il agite frénétiquement sous le nez de Clerselier, c'est les «Considérations sur l'état présent de la controverse touchant le très saint sacrement de l'autel [c’est à dire de l’eucharistie]», d’un certain Desgabets, qui y reprend en effet les théories développées par Descartes dans ses lettres à Mesland. Notons que le terme de «controverse» figurant dans le titre n’est pas usurpé : depuis les Méditations Métaphysiques, il n’est pas de philosophe ni de religieux qui n’ait sa petite idée sur le mystère de l’eucharistie, avec d’un côté ceux qui brodent sur les théories de Descartes, de l’autre ceux qui restent fidèles à l’interprétation traditionnelle (cf l'épisode 12 "Dans le pétrin"), les uns et les autres à couteaux tirés. Dom Desgabets, prêtre bénédictin, fait partie de la frange intégriste des partisans de Descartes, dont le système est, dira-t-il plus tard, «le plus grand événement […] dans le monde après la publication de l'Evangile», pas moins.
Clerselier reconnaît avoir effectivement donné à quelques proches, dont Desgabets, une copie des lettres à Mesland. Mais il rappelle qu’il a bien pris soin de ne pas les intégrer dans ses éditions de la correspondance de Descartes, connaissant leur charge polémique. Du reste, leur contenu est un secret de polichinelle dans les milieux les mieux informés, et l’archivêque reconnaît en avoir lui-même une copie. Oui, mais voilà : l’opuscule de Desgabets a été remis au roi Louis XIV par son confesseur (un jésuite) avec l’appréciation sans nuance suivante : «livre hérétique et très pernicieux» ; et Louis XIV a demandé à l’archevêque de Paris d’intervenir.
Au final, celui-ci autorise Clerselier à continuer à échanger en privé avec Desgabets sur la question ; il est même intéressé par leurs conclusions ; mais il leur interdit de rien publier sur le sujet sans son accord, «pour empescher le trouble que cela pourroit causer dans l'Estat», rapporte Clerselier. Clerselier met l’autorisation à profit et continue à échanger avec quelques proches pour percer le mystère de l’eucharistie, en se basant uniquement sur quatre lettres de Descartes, dont les deux déjà mentionnées. Au total, leur correspondance s’étale sur une trentaine d’années et fait plus de 1000 pages [1]. Ca, c’est du blog… En 1701, Bossuet (évêque de Meaux et fameux prédicateur) reconduit l’interdiction de publier les lettres à Mesland. Elles ne seront publiées pour la première fois qu’en 1811, sous Napoléon, plus de 160 ans après leur rédaction.
Que l’Eglise s’intéresse de près à la question de l’eucharistie, c’est son rôle. Mais pourquoi Louis XIV est-il intervenu personnellement sur une question qui est uniquement du domaine spirituel ? En quoi une histoire d’hostie peut bien causer du «trouble dans l’Estat» ?
C’est que la diffusion des idées de Descartes est devenue une affaire d’Etat.
La suite lundi 14 août avec l’épisode 14/16 du Descartes Code : «L’attaque des jésuites»
[1] Cette correspondance a été retrouvée plus tard et recueillie sous le titre "Sentimens de Mr Des Cartes et de ses Sectateurs sur le mystere de l'Eucharistie", avec le commentaire suivant : "Pensées de M. Des Cartes sur le mistere de l'Eucharistie, ou Explication de la maniere dont se fait la Transubstantiation du pain et du vin et au sang de Iesus Christ dans le St Sacrement de l'Autel, suiuant les sentimens de ce Philosophe, contenus en quatre Lettres qu'il a escrites sur cette matiere, lesquelles ont seruy de fondement a tous les escrits qui ont esté faits a ce sujet tant par Mr Clerselier que autres, contenus en ce volume, lequel est tres rare et fort curieux, ayant esté copié sur les originaux de M Clerscelier pendant son viuant, lesquels apres sa mort ont esté pour la pluspart perdus".
M.Médiévaliste
[je ne crois pas avoir lu votre nom sur le site].
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt cette série d'explications sur l'oeuvre de Descartes. Comme je n'ai plus entendu parler de lui depuis mon secondaire, cela m'a singulièrement rafraîchi. En lisant les chapitres successifs j'avais plus de questions que de réponses, à cause de mon inculture littéraire et philosophique. Mais votre cheminement m'a quand même paru compréhensible.
Merci. Je lirai vos autres écrits avec plaisir.
JP.Cossart
Rédigé par : JP.Cossart | 22/08/2006 à 01:10