Descartes, L’Homme qui voulait prouver l’existence de Dieu. Feuilleton paraissant le lundi et le jeudi. Episode 12/16 : «Dans le Pétrin». Le premier épisode est ici.
Résumé des épisodes précédents : On est en 1641. René Descartes, dans ses Méditations Métaphysiques, entend prouver l’existence de Dieu. Mais le fameux théologien Arnauld voit une incompatibilité entre la physique de Descartes, esquissée dans les Méditations, et le mystère de l’eucharistie, selon lequel à la messe, durant la cérémonie dite de l'eucharistie, le corps du Christ remplace le pain dans l’hostie (rondelle de pain azyme) avalée par les fidèles. Comment notre héros va-t-il se tirer de ce mauvais pas ?
«Mais ce dont je prévois que les théologiens s’offenseront le plus est que, selon ses principes [=ceux de Descartes], il ne semble pas que les choses que l’église nous enseigne touchant le sacré mystère de l’Eucharistie puissent subsister et demeurer en leur entier ». Ainsi s’exprime Arnauld, docteur en théologie à la Sorbonne, dans ses objections aux Méditations Métaphysiques.
«Qu’est-ce que c’est que cette histoire», a dû se dire Descartes. Il a aussi dû avoir une petite suée. Il s’apprête à demander à la Sorbonne - la plus prestigieuse faculté de théologie du monde chrétien - l’approbation de ses Méditations, et voilà qu’un de ses docteurs les plus éminents, pourtant séduit par ailleurs par son oeuvre, lui fait remarquer qu’incidemment, il y nie un des dogmes les plus sacrés de l’Eglise : l’eucharistie.
Ce dogme a été formalisé lors du concile de Trente, vers 1550. (Un concile est une assemblée exceptionnelle des évêques.). Descartes ne répond pas immédiatement à Arnauld et se plonge d’abord dans les conclusions du Concile, qu’il ne connaissait pas. Comme certains de nos lecteurs n’entendent peut-être pas le latin, nous produisons ici les extraits d’une vieille traduction française. Voyons… «XIII. Session, qui est la troisiéme tenuë sous Jules III. Souverain Pontife, l’11. Octobre 1551. Decret du Tres-Saint Sacrement de l’Eucharistie.». On y est. «Le Saint Concile de Trente, Oeucuménique, & Général, légitimement assemblé sous la conduite du Saint Esprit … déclarant donc icy, touchant cét auguste, & divin Sacrement de l'Eucharistie, la doctrine saine & sincere, que l'Eglise Catholique a toûjours tenuë, & qu'elle conservera jusques à la fin des siecles … Interdit, & défend à tous les Fidelles, de croire, d'enseigner, ou de prescher, touchant la Sainte Eucharistie, autrement qu'il est expliqué, & défini dans le présent Decret.». Bon. Le sujet paraît sensible. Plus loin on parle de «l'excellence de la Tres - Sainte Eucharistie, pardessus tous les autres Sacremens.». Vraiment très sensible.
Comment le mystère de l’eucharistie est-il donc «expliqué & défini» par le Saint Concile ?
«En premier lieu, le Saint Concile enseigne ... que dans l'auguste Sacrement de l'Eucharistie, aprés la consécration du pain, & du vin, nostre Seigneur Jesus-Christ, vray Dieu, & homme, est contenu véritablement, réellement, & substantiellement, sous l'espece de ces choses sensibles : Car il ne répugne point que nostre Sauveur … soit présent en sa substance sacramentellement, par une maniere d'éxister, qui ne se pouvant exprimer qu'à peine par parole, peut néanmoins estre conceûë par l'esprit éclairé de la Foy, comme possible à Dieu, & que nous devons croire tres-constamment.».
Autrement dit, lors de l’eucharistie, après la consécration de l’hostie par le prêtre :
- primo le corps du Christ est bien présent réellement dans l’hostie («véritablement, réellement et substantiellement», on ne peut pas faire plus) ;
- secundo, on ne sait pas trop comment (cela «ne se pouvant exprimer qu’à peine par parole») ;
- tertio, il faut y croire quand même (et «tres-constamment», encore) ;
- quattro, l’hostie garde bien le goût, l’odeur, l’apparence du pain (son «espèce») malgré tout – ce que les fidèles constatent du reste à chaque messe.
Une interprétation uniquement symbolique ou métaphorique de l’eucharistie est-elle vraiment impossible ? Ca serait quand même plus commode pour les physiciens. Réponse : l’Eglise a toujours «détesté ces inventions d'esprits impies, comme des inventions de Satan». D’accord, c’est vraiment impossible. Suivent quelques canons (c’est-à-dire des lois) qui frappent d’anathème (c'est-à-dire excluent de l’Eglise) tous ceux qui sortent de ce cadre.
Le Concile est donc à la fois extrêmement ferme sur la présence réelle du corps Christ dans l’hostie, et très flou sur la façon dont se passe la transformation. En particulier, il est peu directif sur la manière dont les qualités sensibles du pain (sa couleur, son odeur…) peuvent subsister après la consécration, l'expression «sous l’espèce [du pain]» n’étant guère précise. Descartes va s’engouffrer dans la brèche.
Car (cf nos épisodes 10 et 11) c’est justement sur ce point que les Méditations sont censées contredire l’eucharistie, selon Arnauld. En effet, l’explication traditionnelle (sans aucun doute, celle des membres du Concile) repose sur la doctrine de Thomas d’Aquin : les qualités sensibles peuvent exister toutes seules, sans émaner de quelque chose ; elles peuvent être réelles pour employer la terminologie même de l’époque ; c’est ce qui se passe selon Thomas lors de l’eucharistie, où Dieu permet que l’hostie conserve son goût de pain, son odeur de pain, etc même après que le pain y a disparu. Descartes, dit Arnauld, rend cela impossible puisqu’il nie ces «qualités réelles».
Que non pas, lui répond Descartes. Certes, il reconnaît nier les «qualités réelles». Mais, pour lui, nos sens corporels fonctionnent uniquement par contact (cf épisode 11 "La Physique de Descartes"). Le contact se fait par la superficie. Or après la consécration, le corps du Christ revêt exactement la forme de l’hostie, au pouillème de micron près ; donc celle-ci conserve, en bonne logique et sans qu’il y ait là quoique ce soit de miraculeux, les qualités sensibles qu’elle avait avant la consécration, c’est à dire même goût, même odeur, etc, même si le pain a disparu. CQFD.
Descartes ne manque pas de souligner que sa thèse est plus économique que celle de Thomas d’Aquin. Ce dernier doit postuler deux miracles lors de l’eucharistie : premier miracle, le pain se transforme en corps du Christ ; deuxième miracle, les qualités sensibles du pain persistent malgré tout, grâce aux «qualités réelles». Descartes n’a besoin que du premier. Avec lui, le second n’en est pas un, il s’explique de façon toute naturelle, sans addition de colorant ni conservateur miraculeux. C’est tout de même plus avantageux ; l’Eglise se rend bien compte qu’elle ne pourra pas éternellement ramer à contre-courant des progrès des sciences physiques sans perdre ses fidèles au fil de l’eau, elle ne peut donc pas être insensible à sa démonstration, insinue-t-il.
Arnauld s’avouera plus tard convaincu par celle-ci. Il est fort, ce Descartes. Et sur le premier point – sur la transformation du pain en Christ ; le vrai mystère en fait, la persistance des qualités sensibles n’est au fond qu’un détail technique ; sur la manière dont se fait cette transformation, sur laquelle même Thomas d’Aquin est muet ; n’aurait-il pas une idée aussi ?
Si. Descartes a des idées sur tout.
La suite jeudi 10 août avec l’épisode 13/16 du Descartes Code : «Les lettres maudites»
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