Descartes, L’Homme qui voulait prouver l’existence de Dieu. Feuilleton paraissant le lundi et le jeudi. Episode 11/16 : «La Physique de Descartes». Le premier épisode est ici.
Résumé des épisodes précédents : Nous sommes en 1641. Descartes s’est mis en tête de démontrer l’existence de Dieu dans ses Méditations Métaphysiques. Le fameux théologien Arnauld y a trouvé un passage qui présente selon lui une incompatibilité avec le dogme catholique du Mystère de l’Eucharistie, sacré entre tous, selon lequel l’hostie que mangent les catholiques à la messe n’est pas faite de pain mais du corps du Christ. Descartes avait pourtant pris bien soin de rester à l'écart des questions proprement religieuses. En quoi consiste ce passage ? Où est le problème ?
Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes donne un aperçu de sa physique, c’est à dire, de la manière dont il explique les phénomènes naturels. C’est elle qui achoppe avec l’explication traditionnelle du très-saint mystère de l’Eucharistie, et qu’il faut voir de plus près ici.
L’idée qui la sous-tend est la suivante : toutes les interactions entre les corps se font par le contact, et uniquement par le contact. Cette idée est séduisante et elle a le mérite de contribuer à une explication rationnelle des phénomènes physiques, quand Aristote (philosophe grec du –IVe s, référence obligée à l’époque) se contente souvent d’apporter un vocabulaire savant (et indigeste), sans rien expliquer sur le fond.
Mais comme la plupart des thèses qui ne s’appuient pas systématiquement sur l’expérience, malgré son apparent bon sens, celle de Descartes produit son lot d’erreurs. Si tout se fait par le contact, alors les forces à distance n’existent pas. Comment en ce cas expliquer la pesanteur ? Comment expliquer le magnétisme – quelle chaîne de contacts peut bien exister entre le pôle nord et l’aiguille de la boussole ? Dans ses «Principes de Philosophie», publiés en 1644 (trois ans après les Méditations), Descartes exposera un système complexe sensé expliquer tous les phénomènes de la nature et rendre compte de ces paradoxes, mais il y sombrera dans le qualitatif. On y trouve quelques belles intuitions (la conservation de la quantité de mouvement) malheureusement insuffisamment formalisées ; le reste est au mieux inexact, au pire fantaisiste ; le tout est complètement inutilisable. Au final, il tombe dans le travers qu’il dénonce chez les doctes du Moyen-Age, à savoir, prétendre expliquer la nature sans l’avoir vraiment étudiée.
En 1687, quelques décennies après les «Principes» et après la mort de Descartes, le savant anglais Isaac Newton montrera l’inanité du modèle cartésien. Il poursuit le même objectif que Descartes (établir des lois régissant les phénomènes naturels) mais avec une approche beaucoup plus modeste et beaucoup plus rigoureuse - moderne, en fait. Descartes part de quelques hypothèses séduisantes et unificatrices (tout se fait par contact, le vide n’existe pas...) ; et de là il entend déduire les lois de la physique. Newton fait l’inverse, il part d’une catégorie ciblée de phénomènes naturels (par exemple, les mouvements des astres, ou bien l'effet d'un prisme sur la lumière) et cherche, à force de mesures prélevées expérimentalement, une loi générale, formalisée mathématiquement, qui les régit.
Newton ne prétend pas connaître la cause des lois qu’il établit : il s’intéresse au «comment» et non au «pourquoi» ; il constate par exemple (loi d’attraction des corps) que les corps s’attirent à proportion de leur masse, et à proportion inverse du carré de la distance qui les sépare (ce qui est précis, quantifié et... utilisable) ; mais il ne prétend pas expliquer ce qui provoque ces forces à distance. «Hypotheses non fingo» : «Je ne forge pas d’hypothèse», écrit-il dans ses «Principes mathématiques de philosophie naturelle» en 1687 - la similitude du titre avec celui de l’œuvre de Descartes («Principes de Philosophie») n’est pas un hasard.
Descartes ne croit pas nécessaire de soumettre les principes de sa physique a des expériences rigoureuses. Pourquoi ? Parce qu’ils tiennent pour lui de l’évidence ; et s’ils sont évidents, pardi, c’est qu’ils sont vrais, Dieu de ne l’aurait pas trompé (cf épisode 3 "Le Brouillon")… Comme d’habitude, il est assez content de lui à la fin de ses Principes de Philosophie : «il n'y a aucun phénomène en la nature qui ne soit compris en ce qui a été expliqué en ce traité». Une bonne chose de faite.
En France, sa conviction se communiquera aux générations suivantes, malgré toutes les contradictions et complications auxquelles son système conduisait. Au milieu du XVIIIe siècle, ce dernier ralliait encore de nombreux savants ; ce sera un crève-cœur pour eux de devoir se rendre à l’évidence et renoncer à cette hypothèse si attrayante : tout est contact, au profit de «forces occultes» (comme on les appelait alors péjorativement) telles que les forces d’attraction de Newton, dont toutes les expériences confirmaient pourtant l'existence.
Revenons à Descartes. Nos sens corporels (ouie, vue, odorat, etc) n’échappent pas à sa règle et fonctionnent eux aussi par le contact. Même la vue. Ainsi Descartes compare le rôle de la lumière à celui d’un bâton : lorsqu’on touche un objet avec un bâton, on le perçoit par l’entremise du bâton ; eh bien, exactement de la même manière, lorsqu’on le regarde, on le perçoit par l’entremise des petites particules de lumière, qui partant de lui se bousculent les unes les autres jusqu’à notre rétine - car pour Descartes la lumière est une matière particulière.
Descartes tire de cela la conclusion suivante, qui est elle très moderne et assez révolutionnaire : toute sensation nécessite les deux bouts de la chaîne ; un corps matériel pour la provoquer, et nous-même (yeux, nez, etc et au bout du compte cerveau) pour la percevoir. Et donc, les qualités sensibles (une odeur, un bruit…) émanent nécessairement d’un corps matériel. Elles ne peuvent pas exister toutes seules, ou pour employer la terminologie de l’époque (cf épisode 10 "Pour une bouchée de pain"), il n’y a pas de «qualités réelles». Sauf erreur de nos sens, si ça pue, il y a nécessairement quelque chose qui sent mauvais dans le coin.
Le théologien Arnauld (qui aime bien Descartes mais veut à mettre sa philosophie à l’épreuve) pousse le raisonnement au bout : donc, il n’y a pas d’odeur de pain sans pain ; il n’y a pas de goût de pain sans pain ; il n’y a pas d’apparence de pain sans pain, etc. Donc, à la messe, lors de la cérémonie de l’eucharistie, l’hostie reste faite de pain puisqu’elle en garde le goût, l’odeur, l’apparence, etc, comme tous les fidèle peuvent le constater. Or, selon le dogme catholique, l’eucharistie est sensé substituer le corps du Christ au pain…
Comment le miracle de l’eucharistie est-il possible pour Descartes, s’il renonce aux "qualités réelles" ?
La suite lundi 07 août avec l’épisode 12/16 du Descartes Code : «Dans le pétrin»
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