Descartes, L’Homme qui voulait prouver l’existence de Dieu. Feuilleton paraissant le lundi et le jeudi. Episode 15/16 : «La Querelle d’Utrecht». Le premier épisode est ici.
Résumé des épisodes précédents : Descartes s’est fait fort de prouver l’existence de Dieu aux libertins (libres penseurs qui osent en douter). Il donne une démonstration qui se veut définitive dans son grand œuvre, les Méditations Métaphysiques, en 1640. Louable effort, mais des théologiens catholiques y trouvent à redire sur certains points du dogme. Le cartésianisme conquiert néanmoins de plus en plus de professeurs d'université, et en 1671, Louis XIV lui-même doit intervenir pour en interdire l'enseignement. Comment cette philosophie a-t-elle pu devenir si populaire ?
Revenons, là encore, quelques années en arrière. En 1628 (12 ans avant les Méditations Métaphysiques), aussitôt après avoir décidé de se consacrer à la philosophie, Descartes s’exile aux Pays-Bas (cf épisode 1) ; prétendument parce, n’y connaissant personne, il y sera affranchi des mondanités et plus disponible pour l’étude ; plus probablement, parce que l’expression y est plus libre et la recherche moins contrainte (en particulier, on peut y pratiquer les dissections). Là, il se fait peu à peu de nouvelles relations, à qui il fait part de ses théories dans les domaines les plus variés (mathématiques, médecine, optique, métaphysique…) mais surtout de sa démarche, qu’il expose en 1637 dans le Discours de la méthode (cf épisode 2). Celle-ci se ramène au mot d’ordre suivant, qui rencontre un vif succès : il faut donner le pouvoir à la raison ; et à cet autre, inévitable corrolaire, qui en rencontre un plus grand encore : il faut rejeter l’autorité des anciens !
Donner le pouvoir à la raison, rejeter l’autorité des anciens, ce sont les deux faces d’une même médaille, le cartésianisme. Un siècle après la mort de Descartes, c’est en son nom même que les philosophes et savants de l’Encyclopédie [1] combattront ses théories lorsqu’elles seront devenues la norme à leur tour ; on y lira ce qui suit : «On peut le [=Descartes] regarder comme un chef de conjurés qui a eu le courage de s’élever le premier contre une puissance despotique et arbitraire, et qui, en préparant une révolution éclatante, a jeté les fondements d’un gouvernement plus juste et plus heureux qu’il n’a pu voir établi. S’il a fini par croire tout expliquer, il a, du moins, commencé par douter de tout, et les armes dont nous nous servons pour le combattre ne lui en appartiennent pas moins, parce que nous les tournons contre lui» («Discours préliminaire», 1751). Etre cartésien, c’est aussi et sans doute surtout cela : participer à cette «révolution» permanente contre la «puissance despotique et arbitraire» de la pensée dominante.
En attendant, à la fin des années 1630, le cartésianisme fait souffler un vent nouveau sur les universités hollandaises et il propage les messages suivants : l’enseignement traditionnel (la fameuse scolastique), qui fait travailler la mémoire plus que l’intelligence, c’est terminé ; les connaissances puisées uniquement dans les livres, jamais dans l’observation de la nature, c’est terminé ; Aristote (philosophe grec du -IVe s.), penseur quasi-divin, source inépuisable de savoir dans tous les domaines, c’est terminé... Même les fondateurs du protestantisme, la religion née un siècle plus tôt et majoritaire en Hollande, étaient restés profondément influencés par Aristote ; et s’ils avait remodelé la théologie, ils avaient peu touché aux autres sciences – physique, médecine, etc. Le cartésianisme n’en épargne aucune et il rencontre un succès croissant.
C’est à la faculté d’Utrecht que les idées de Descartes se diffusent d’abord, et là que naissent les premiers conflits (les deux iront toujours de pair). Les professeurs dispensant l’enseignement traditionnel passent en quelques mois du statut de savants vénérables à celui de vieux c… auprès des étudiants et ils n'apprécient pas. Le premier à réagir est un certain Gilbert Voet, alias Voetius, professeur de théologie protestante et recteur de l’université.
Les théologiens protestants ne sont pas moins dogmatiques que les catholiques. Voetius [ci-contre à droite] s’était déjà illustré en luttant contre l’enseignement de la circulation du sang. Là, il n’y va pas à la petite cuillère et taxe d’athéisme les conceptions cartésiennes sur l’âme enseignées par un certain Leroy, alias Regius, professeur de médecine et disciple de Descartes. Lequel Régius répond sans trop de subtilité sur le thème «c’est celui qui dit qui y’est». Mais le 17 mars 1642, Voetius obtient finalement la condamnation du cartésianisme par un collège de professeurs de l’université, qui, peu soucieux d’innover, déclarent «qu’ils rejettent et condamnent cette nouvelle philosophie, premièrement, parce qu’elle est contraire à l’ancienne» - ce qui du reste est parfaitement exact.
Descartes intervient et envoie une lettre rien moins qu’amène à Voetius («Vous, qui déshonorez votre religion et votre profession…»). (Cette lettre contre un théologien protestant sera, bien plus tard, spécifiquement mise à l’index par l’Eglise catholique. Conservateurs de tous les pays, unissez-vous…). En retour, Voetius, en verve, l’attaque en justice pour accusation calomnieuse et enchaîne avec le libelle «Methodus novae philosophiae Renati Descartes», où il accuse le philosophe d’athéisme et le compare à Vanini, brûlé vif par l’Eglise une vingtaine d’années plus tôt pour ce motif.
Les choses commencent à se gâter pour Descartes, philosophe catholique et français, accusé d’athéisme dans un pays qui n’est pas le sien et dont la religion n’est pas la sienne, par un théologien local. N’habitant pas la province d’Utrecht, il évite la comparution immédiate et profite du répit pour solliciter auprès de l’ambassadeur de France l’intervention du prince d’Orange (qui gouverne les Provinces-Unies, c'est-à-dire les Pays-Bas protestants). L’ambassadeur accepte d’intercéder en sa faveur ; la qualité de gentilhomme du philosophe (une petite noblesse, mais une noblesse quand même) a sans doute été décisive.
On imagine l’embarras de l’infortuné chef de cabinet (ou genre) du prince d’Orange [ci-contre à gauche], à qui son illustre supérieur a dû demander une note de synthèse avec avis sur ce qu’on appellera plus tard la querelle d’Utrecht. Il est coincé entre les consuls de la ville d’Utrecht d’un côté et l’ambassadeur du très puissant royaume de France de l’autre, et le fond de l’affaire porte sur des questions théologiques aussi indémêlables que la compatibilité de la conception cartésienne de l'âme avec l’hylémorphisme aristotélicien, ou l’orthodoxie de l’homme per accidens de Regius.
Finalement, la décision est la suivante (1645) : ils ont tous gagné, ou plutôt, ils ont tous perdu. Il est défendu d’enseigner les thèses de Descartes, et il est défendu de les attaquer. Commence alors une espèce de guerre froide entre les deux camps, où l’on attaque le cartésianisme sans le nommer, et où on l’enseigne de même en l’édulcorant. La tension monte à nouveau en 1647, mais à Leyde (autre grande ville universitaire hollandaise) cette fois ; mêmes accusations d’athéisme, même recours à l’ambassadeur et à Guillaume d’Orange, même punition, même motif : il est défendu d’attaquer ou d’enseigner le cartésianisme, au nom de la préservation de la paix civile.
Beaucoup de popularité et beaucoup d’hostilité (notamment de la part des théologiens), voilà le tableau du cartésianisme dans les Pays-Bas protestants. Qu’en est-il côté catholique ? On se souvient que Descartes avait dédicacé ses Méditations Métaphysiques à la Sorbonne, la prestigieuse faculté catholique de théologie de Paris (cf épisode 5 "Les Objecteurs"). Quelle sera finalement la position de l’Eglise sur son oeuvre ?
La suite et la fin le lundi 21 août avec l’épisode 16/16 du Descartes Code : «Le Verdict»
[1] l’Encyclopédie : œuvre monumentale rédigée au XVIIIe siècle sous la direction de Diderot et d'Alembert, présentant l’ensemble des connaissances humaines de son époque, dans tous les domaines. L’Encyclopédie, un temps censurée, était aussi l’occasion de diffuser des idéaux de liberté et de démocratie que quelques décennies plus tard, en 1789, les Révolutionnaires voudront concrétiser.
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