Descartes, L’Homme qui voulait prouver l’existence de Dieu. Feuilleton paraissant le lundi et le jeudi. Episode 5/16 : «Les Objecteurs». Le premier épisode est ici.
Résumé des épisodes précédents : Le philosophe René Descartes s’est mis en tête de prouver l’existence de Dieu et triompher ainsi des «libertins», libre-penseurs soupçonnés d’athéisme. La première démonstration qu’il a donnée dans son Discours de la Méthode (1637) n’est pas convaincante. Dans ses Méditations Métaphysiques, son grand œuvre achevé en 1640, il entend donner une démonstration définitive. Mais il redoute que celle-ci soit un peu trop originale pour satisfaire l’Eglise…
Nous sommes en 1640. Descartes décide d’avancer prudemment plutôt que de publier bille en tête ses Méditations Métaphysiques sensées prouver «l’existence de Dieu et la distinction réelle entre l’âme et le corps de l’homme». Il compte d'abord soumettre son œuvre à un petit cercle d’intellectuels (théologiens, philosophes) pas trop obtus ; puis répondre à leurs objections (ou revoir sa copie si nécessaire) ; enfin soumettre le tout (méditations, objections, réponses) à la Sorbonne, la fameuse faculté de théologie de Paris (cf l'article «Publication Sorbonique» du Médiévaliste), accompagné d'une dédicace flatteuse à cette vénérable institution. Celle-ci est l'autorité par excellence en matière de théologie et une approbation de sa part serait la garantie que l'œuvre pourrait être largement diffusée et à l’abri des procès. Notons qu'une telle démarche, par son ouverture, ne manque ni de droiture, ni de panache, et reste exemplaire encore de nos jours. Descartes avance prudemment, mais il n'avance pas masqué.
Comme relecteurs, il veut «des docteurs, des philosophes et des géomètres [c'est-à-dire des matheux]» : autrement dit, pas nécessairement des théologiens mais des têtes bien faites. Marin Mersenne, son ami, qui fréquente les salons parisiens et est en contact directement ou non avec à peu près tout ce qui compte dans la vie savante européenne, l'aide à dresser la liste. Y figurent notamment, outre lui-même (Marin Mersenne, ci-contre à gauche) :
- Pierre Gassend, dit Gassendi [ci-contre à droite], comme lui prêtre français, mathématicien et physicien.
- Johan de Kater, dit Caterus, théologien hollandais.
- Antoine Arnauld, théologien, mathématicien et logicien français.
- Thomas Hobbes, philosophe anglais, mauvais mathématicien à ses heures.
- Pierre Bourdin, prêtre et prof de maths français.
Ils ont tous autour de 40-50 ans (Descartes en a 44), sauf Arnauld (28 ans seulement, mais il est déjà fameux).
Ce sont, pour la plupart, des gens de très haute valeur intellectuelle. Mersenne, Gassendi, Arnauld, Hobbes figurent encore de nos jours dans n’importe quel dictionnaire de noms propres, en général à plusieurs titres – mathématicien, physicien, philosophe, etc :
Mersenne a laissé son nom à une certaine catégorie de nombres premiers ; le plus grand nombre premier connu à ce jour est un nombre de Mersenne, 2 puissance 30.402.457 – 1, découvert en décembre de l’année dernière (2005) dans le cadre du projet GIMPS - Great Internet Mersenne Prime Search. Le record tombe régulièrement.
Gassendi a décrit scientifiquement les aurores boréales (on lui doit le terme), il est aussi le premier à avoir observé le passage de la planète Mercure devant le soleil. Un cratère de la Lune porte aujourd’hui son nom.
Arnauld, dit «le Grand Arnauld» [ci-contre à gauche], était renommé dès 1640 pour ses compétences en théologie, mais il a aussi laissé d’importants travaux sur le langage ou sur la logique.
Hobbes [ci-dessous à droite] est de nos jours considéré comme le fondateur des sciences politiques, un siècle avant Montesquieu et Rousseau. En 1640, il n’avait pas encore publié «De Cive» où il reprend à son compte la fameuse sentence (de Plaute, poète latin) : «l’homme est un loup pour l’homme».
Ce sont des fortes personnalités. Gassendi a été privé de la chaire de philosophie et de théologie qu’il tenait à la faculté d’Aix, pour manque d’orthodoxie : il ose critiquer Aristote (révéré par l'église catholique) et il est disciple d’Epicure (il lui consacrera une biographie), philosophe matérialiste qui enthousiasmera Karl Marx mais qui n’est pas vraiment la lecture de chevet du Sacré Collège. Arnauld sera exclu de la Sorbonne en 1656 à cause de ses thèses jansénistes, condamnées par l’Eglise. (Le jansénisme est un courant religieux qui accorde une grande place à la prédestination.). Il devra au final s’exiler et mourra à Bruxelles. Quant à Hobbes, le Parlement anglais condamnera en 1667 son grand œuvre, «Léviathan», comme sacrilège et Hobbes traînera une réputation d’athée quasiment toute sa vie. En une époque où l'Eglise a encore le bûcher facile, ceux-là jouent avec le feu - littéralement.
Marin Mersenne est moins original dans ses positions et serait même plutôt dans la mouvance franchement orthodoxe, celle qui voit des athées partout ; dans un ouvrage de 1623, il en a dénombré avec effroi… 50.000 dans Paris (une ville qui compte alors 300.000 habitants !). A l’époque qui nous intéresse, 1640, il s’est un peu calmé. Quoi qu’il en soit, il n’aura jamais été inquiété par l’Eglise et c’est heureux, car il sert de point d’entrée à une bonne partie de l’Europe savante, voire de boîte aux lettre à ceux qui comme Descartes ne tiennent pas à faire connaître leur adresse. On pourrait dire qu’il préside une académie des sciences virtuelle, ou qu’il tient une sorte de forum dédié aux sciences qui serait le plus fréquenté de l’époque. Il sera toute sa vie d'une fidélité absolument indéfectible à Descartes (qui ne manquera pourtant pas d'adversaires) alors même qu'il ne partageait pas toutes ses idées.
Et le père Bourdin ? C’est un prêtre jésuite. Ce n’est pas un titre de gloire mais les jésuites sont extrêmement puissants au sein de l’Eglise : les mettre dans le circuit dès le début est tactiquement avisé de la part de Descartes sachant que les Méditations ne tarderont pas à leur tomber entre les mains d'une manière ou d'une autre. La vocation de la Compagnie de Jésus, fondée juste un siècle plus tôt (en 1540) est d’affermir l’autorité du pape ; sa devise pourrait être «la loi et l’ordre», elle ne s’intéresse jamais tant aux subtilités théologiques que lorsqu’une nouvelle doctrine menace l’unité de l’Eglise.
Et Johan de Kater ? C’est un théologien hollandais, pas particulièrement renommé, mais il n’habite pas loin de chez René. (Rappelons que Descartes s'est installé en Hollande.). Probablement un matheux lui aussi.
Quelques-uns des esprits les plus intelligents et les moins conformistes d'Europe s'apprêtent donc à débattre avec Descartes sur ses Méditations Métaphysique, une oeuvre qui aura plus d'influence sur la philosophie occidentale qu'aucune autre depuis la fin de l'Antiquité gréco-romaine mille ans plus tôt. Il s'agit d'une rencontre au sommet comme l'histoire des idées en compte peu. Elle sera sans complaisance.
Avant d'aborder les objections de Hobbes, Gassendi, Mersenne ou Arnauld, voyons d’abord d'un peu plus près en quoi consistent les Méditations.
La suite lundi 17 juillet avec l’épisode 6/16 du Descartes Code : «La Métaphysique de Descartes»
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