Descartes, L’Homme qui voulait prouver l’existence de Dieu. Feuilleton paraissant le lundi et le jeudi. Episode 10/16 : «Pour une bouchée de pain». Le premier épisode est ici.
Résumé des épisodes précédents : Les Méditations Métaphysiques de Descartes, dans lesquelles l’auteur entend démontrer l’existence de Dieu et la séparation du corps et de l’âme, ont été diversement accueillies par leurs premiers relecteurs, en 1640-1641. Cette œuvre est sensée ramener les "libertins" (libre penseurs suspectés d’athéisme) vers la foi. L’un des relecteurs, le théologien Arnauld, a détecté un passage qui lui semble incompatible avec un point du dogme catholique. De quoi s’agit-il ?
Pour expliquer cela, une parenthèse est nécessaire. Revenons très loin en arrière, dans les années (00)30, lors des derniers jours de la vie terrestre de Jésus Christ.
Lors de son dernier repas avec ses disciples avant sa mort (c’est à dire, pendant la Cène), «prenant du pain, [Jésus Christ] rendit grâces, le rompit et le leur donna, en disant: "Ceci est mon corps, donné pour vous ; faites cela en mémoire de moi."» (Luc, 22/19). Depuis, les chrétiens célèbrent ces instants en répétant les gestes du Christ et des disciples lors de la messe. Le prêtre consacre (c’est à dire rend sacré) les «hosties» (rondelles de pain azyme), puis il les distribue aux fidèles en disant à chacun : «Le corps du Christ», ce à quoi le fidèle répond : «Amen» («Ainsi soit-il»), avant d’avaler l’hostie. Cette cérémonie s’appelle l’«eucharistie» : c’est une des plus sacrée du dogme catholique et un de ses sept sacrements.
Pour les catholiques, l’hostie ne symbolise pas le corps du Christ : elle est le corps du Christ. Le miracle, renouvelé à chaque messe, de la transformation du pain en corps du Christ, a pour nom «transsubstantiation eucharistique» («transsubstantiation» signifiant «transformation de la substance»). La position la plus fréquemment retenue par les protestants est un peu différente : le corps du Christ se mêle au pain, il ne s’y substitue pas ; c’est la «consubstantiation eucharistique». L’eucharistie n’en est pas moins sacrée pour eux aussi, c’est un des deux sacrements protestants (l’autre étant le baptême).
Bref, pour les catholiques au moins, la présence du corps du Christ dans l’hostie est réelle - ce qui n’enlève rien à la richesse symbolique de l’eucharistie, sur laquelle il n’est pas nécessaire de s’étendre ici (ça tombe bien).
Thomas d’Aquin (théologien du XIIIe siècle, ci-contre à droite) a tâché d’éclairer pour l’Eglise catholique le mystère de cette fameuse «transsubstantiation» ; sans qu’il soit question de lui ôter son fondement miraculeux, il s’agissait pour lui de démontrer qu’elle ne présentait pas d’impossibilité logique. Lors du Concile de Trente (autour de 1550, une petite centaine d’années avant les Méditations donc), l’Eglise a retenu son interprétation, qui repose sur la physique (ou plutôt, la métaphysique) d’Aristote, philosophe grec du –IVe s.
Cette dernière distingue deux aspects en toute chose matérielle. D’une part : sa «substance», ce sans quoi elle n’existerait pas, et qui la caractérise ; notamment, sa matière et sa fonction. D’autre part : ses «accidents», qui peuvent varier, voire disparaître ; ce sont, en particulier, ses qualités sensibles telles que son odeur, sa forme, sa couleur…. Considérons une baguette de pain, par exemple. Si on la fait (un peu) chauffer, elle change d’odeur, de couleur, de chaleur, de consistance, etc : ses qualités sensibles ne sont plus les mêmes. Mais elle reste faite de mie de pain et on peut toujours faire un sandwich avec : sa matière et sa fonction sont conservées. La substance de la baguette de pain est donc toujours là ; cela reste une baguette de pain. Si on la fait carboniser, ça devient un petit tas de cendre immangeable : la substance de la baguette de pain n’est plus là, on n’appelle plus cela une baguette de pain.
Thomas d’Aquin fait de cette dissociation logique d’Aristote entre substance et accidents une dissociation réelle : les accidents peuvent exister indépendamment de toute substance, au moins par miracle. Concrètement, par exemple, il n’y a pas besoin qu’il y ait quelquechose qui sente mauvais dans le coin pour que ça pue, si Dieu le veut ; l’odeur peut exister toute seule. Dans la terminologie de l’époque, on parle d’ «accidents réels», ou de «qualités réelles». Nous serons amenés à reparler de ces fameuses qualités réelles dans la suite.
Avec cette hypothèse, Thomas peut expliquer un des paradoxes de l’eucharistie : comment se fait-il que l’hostie garde les qualités sensibles du pain – son goût, son odeur, son apparence… -, alors même que celui-ci est remplacé par le corps du Christ ? L’explication est que, pour Thomas, la substance du pain disparaît de l’hostie et y est remplacée par celle du corps du Christ ; mais ses accidents, eux, subsistent, et c’est pourquoi l’hostie garde un goût de pain, une couleur de pain, etc.
Avec les qualités réelles, Thomas a ainsi calqué comme il a pu une théorie du philosophe le plus renommé de l’antiquité, Aristote, sur un point obscur du dogme catholique afin de le fonder en raison. Bref, il a fait son boulot de théologien. Mais il n’a pas clarifié grand'chose, et on reconnaît dans tout ce raisonnement un travers fréquent de la pensée spéculative : d’abord, un philosophe définit plus ou moins précisément un vocabulaire particulier pour mieux formaliser une idée à lui (ainsi les termes de substance et d’accident avec Aristote) ; ensuite, un autre (ou le même…) donne à ce vocabulaire une réalité qu’il ne recouvrait pas initialement (ainsi les accidents deviennent réels avec Thomas).
Avec Augustin (cf épisode 9 "Descartes et Arnauld") Thomas d’Aquin est certainement le théologien qui a eu la plus forte influence sur le dogme de l’Eglise. Sa doctrine s’appuie sur les thèses d’Aristote – qu’il désigne simplement dans son œuvre sous le terme "le Philosophe", comme s’il n’y en avait qu’un. Elle est devenue le pilier principal de la scolastique, l’enseignement dispensé dans les universités depuis le Moyen-Age et pour lequel Descartes n'a que mépris.
Selon le théologien Arnauld, les Méditations Métaphysiques contiennent quelques éléments qui prennent à contre-pied la thèse de Saint Thomas d’Aquin, c'est-à-dire l’explication traditionnelle du Mystère de la Très-Sainte Eucharistie. Descartes avait à peu près tout prévu sauf cela. Où est le problème ?
La suite jeudi 03 août avec l’épisode 11/16 du Descartes Code : «La Physique de Descartes»
Hé, je me suis imprimé toute la série du Descartes Code (33 pages) et je vais le lire en vacances. A quand une édition reliée en peau de Hobbes ?
Rédigé par : pilau | 02/08/2006 à 12:58
Ce vieux Pilau. Dis, je crois bien que tu es le seul à avoir tenu si loin. (Et encore puisque tu as des épisodes de retard). 33 pages, dingue quand même, je pensais pas que ça faisait autant ?? Au début je visais une page Web max par épisode mais j'ai dû rapidement allonger... Note que le format papier n'est pas le mieux, on peut pas agrandir les images (ou voir le film pour l'épisode 9 !!).
Sinon j'ai eu ton autre mail, pour Vincennes, avec plaisir, je peux peut-être venir samedi midi ?
Rédigé par : RenaudD | 02/08/2006 à 21:46