Descartes, L’Homme qui voulait prouver l’existence de Dieu. Feuilleton paraissant le lundi et le jeudi. Episode 9/16 : «Descartes et Arnauld». Le premier épisode est ici.
Résumé des épisodes précédents : Descartes entend démontrer l’existence de Dieu dans les «Méditations Métaphysiques», son grand œuvre appelé à confondre les libres penseurs qui osent en douter. On est en 1641. Il a soumis ses Méditations à un petit cercle de relecteurs avant de les publier. Verdict sans appel de Hobbes et Gassendi : il n’y a rien à sauver là-dedans. Les orientations de ces deux philosophes – nominaliste (cf épisode 7 «Descartes vs Hobbes»), sensualiste, matérialiste (cf épisode 8 «Descartes vs Gassendi») – ne sont pas celles de l’Eglise, il s’en faut de beaucoup. Qu’en pensent des lecteurs plus orthodoxes, comme Mersenne, l'ami de Descartes, ou le théologien Arnauld ?
On se s’attardera pas sur les objections de Marin Mersenne (ouf), les principales étant partagées par Gassendi ou Hobbes et on les a déjà remontées. Il les exprime avec moins de conviction qu’eux. C’est que les idées de Descartes le séduisent davantage, et davantage encore son projet : on a déjà vu (cf épisode 5 «Les Objecteurs») que les progrès, réels ou fantasmés, de l’athéisme dans la société tourmentaient Mersenne [ci-contre à droite] ; il appuie donc avec enthousiasme l’effort de Descartes - qui est par ailleurs son ami - pour, dit-il, «confondre les nouveaux géants du siècle, qui osent attaquer l’Auteur de toutes choses». (Il est légèrement monomaniaque sur la question de l’athéisme et il exagère un peu.).
Notons simplement que Mersenne ne remonte pas seulement des objections mais aussi et surtout une inquiétude. Dans ses deux premières Méditations (il y en a six), Descartes propose au lecteur de remettre absolument tout en doute, jusqu’à l’existence des choses matérielles et celle de Dieu même (c’est un «doute hyperbolique», se justifie-t-il, autrement dit un cas d’école). C’est dans la troisième seulement qu’il prouve l’existence de Dieu (cf épisode 6 «La Métaphysique de Descartes»). Admettons, répond Mersenne, que cette preuve soit convaincante. Mais le reste : la religion catholique, tout ce qu’enseigne la Bible, tout cela n’est pas démontrable ; donc cela devrait rester éternellement dans le doute ? «Prenez garde», écrit-il, «que vous ne prouviez plus qu’il ne faut»… Troublant avertissement : on peut donc prouver trop ?
Pour Mersenne, Descartes soulève le couvercle de la boîte de Pandore. L'auteur du Discours de la Méthode prétend entr’ouvrir seulement, raisonner un peu mais sans excès : la raison, martèle-t-il, ne doit pas s’exercer aux dépens de la foi ; la religion, la Bible sont l’affaire des théologiens et non celle du philosophe. C’est sa position, mais quelle assurance que tous après lui suspendront ainsi leur mouvement et qu’aucun n’ouvrira en grand ? Prenez garde, dit Mersenne. Prenez garde que d’ici un siècle, Voltaire et d’autres philosophes ne rangent la Bible au rayon des contes et légendes. Prenez garde que dans un siècle et demi (1794), la monarchie renversée, Robespierre ne fasse célébrer dans toute la France le culte de l’Être Suprême – un dieu sans prophète, sans livre sacré, sans clergé.
Mersenne a raison. Et très probablement la démarche systématique de Descartes inquiètera davantage l’Eglise que ses thèses elles-mêmes. C’est-à-dire son rationalisme (ou prétendu tel), cette mécanique savante qui a toutes les chances de gripper entre deux étages : au-dessus de l’athéisme pur peut-être, mais en-dessous de la Vraie Religion, la religion catholique. Les idées matérialistes ou sensualistes défendues par Gassendi (ou Hobbes) sont dix fois plus éloignées de la tradition que celles de Descartes, et pourtant Gassendi ne sera jamais réellement inquiété. Mais voilà, il ne s’agit que d’idées, d’hypothèses, pas d’un système à cliquet où chaque déduction se veut un point de non-retour.
L’auteur des Méditations doit prendre garde, donc ; «prendre garde qu’en tâchant de soutenir la cause de Dieu contre l’impiété des libertins, il ne semble pas leur avoir mis des armes en main pour combattre une foi que l’autorité du Dieu qu’il défend a fondée». C’est le théologien Arnauld cette fois qui parle. Lui aussi sent bien que Descartes joue aux apprentis sorciers. Peut-être qu'Arnauld a une inquiétude encore plus terrible que celle de Mersenne : celle de voir les athées tenter de prouver, en réplique, l'inexistence de Dieu ?
Il voit en outre quelques fragilités ou maladresses dans le raisonnement de Descartes ; le logicien qu’il est également croit notamment y détecter un «cercle» (c'est-à-dire un cercle vicieux) : la démonstration de l’existence de Dieu semble dépendre de la véracité des évidences (tout ce qui est évident est vrai selon Descartes, cf l'épisode 3 "Le Brouillon") ; or celle-ci est déduite de l’existence de Dieu. (Encore aujourd’hui, la question de savoir si le raisonnement de Descartes se mord la queue ou non fait débat.).
Malgré ces réserves, et peut-être malgré lui, Arnauld [ci-contre à gauche] est séduit, pour ne pas dire emballé, car il voit dans les Méditations une résurgence de la pensée de son vénéré maître : saint Augustin, auteur chrétien du IVe-Ve siècle. Cette flatteuse comparaison attirera au cartésianisme, bien plus tard, des ennemis farouches en l’entraînant dans une des querelles politico-religieuses les plus passionnées qu’ait connues la France. On y reviendra.
En attendant, en fin connaisseur du dogme catholique, Arnauld a surtout détecté dans les Méditations un gros obstacle à leur approbation par l’Eglise. Dans un passage, Descartes met à mal (sans qu’il en soit conscient) un des dogmes les plus sacrés de l’Eglise. Le point agitera toute la communauté philosophico-religieuse française du XVIIe, pour incongru qu’il puisse paraître aujourd’hui. C'est ce que nous verrons dans notre prochain article.
La suite lundi 31 juillet avec l’épisode 10/16 du Descartes Code : «Pour une bouchée de pain»
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