Descartes, L’Homme qui voulait prouver l’existence de Dieu. Feuilleton paraissant le lundi et le jeudi. Episode 8/16 : «Descartes vs Gassendi». Le premier épisode est ici.
Résumé des épisodes précédents : Nous sommes en 1640. René Descartes entend démontrer l’existence de Dieu dans les «Méditations Métaphysique», son grand œuvre. Il les a soumises à un petit cercle de relecteurs pour éventuellement les amender avant de les publier. Le philosophe anglais Thomas Hobbes est un des premiers à répondre. Son approche nominaliste (cf épisode 7 "Descartes vs Hobbes") le rend extrêmement sceptique sur la valeur de la démonstration de Descartes. Le philosophe français Pierre Gassendi ne semble pas davantage convaincu…
Parmi les relecteurs des Méditations Métaphysiques de Descartes, celui dont l’opposition est la plus féroce (et, peut-être, la plus intelligente) est certainement Gassendi. Il reprend pas à pas les Méditations et conteste quasiment tout. Il faut dire que Descartes, tout à son souci de convaincre, donne non pas une, mais plusieurs preuves de l’existence de Dieu, ce qui entraîne au moins autant de déductions à l’emporte-pièce. Gassendi les signale sans y mettre de forme.
Il faut dire aussi que Gassendi était le philosophe le plus célèbre de France – jusqu’à ce que Descartes se fasse connaître. Descartes, quoiqu’à peine plus jeune que lui (quatre ans de moins), a publié beaucoup plus tard ; mais avec quel retentissement puisqu’il s’agissait du fameux Discours de la Méthode (en 1637, cf épisode 2 "La Méthode"). Soupçonner Gassendi d’aigreur est facile, mais il y a peut-être un peu de cela dans sa réponse.
Chez Descartes, tout l’agace. Son immense orgueil, à prétendre démontrer l’existence de Dieu, comme pour se hisser jusqu’à lui, quand il s’agirait au contraire de l’adorer et d’en admirer humblement les créations. Sa défiance envers les sens corporels (ouïe, vue, odorat, etc), considérés comme a priori trompeurs : en préalable à sa démonstration, Descartes affecte en effet de douter de l’existence de toute réalité matérielle, jusqu’à celle de son propre corps ; réalité à laquelle il n’aurait cru jusqu’alors que par une «aveugle et téméraire impulsion» à suivre ses sensations. Tout ça afin de conclure qu’inversement l’idée de Dieu, elle, serait innée (c'est-à-dire présente dès la naissance). Pour Gassendi, c’est une posture ridicule et impraticable, les sens corporels sont à la source de toutes nos connaissances. Cette théorie (dont Gassendi est l’un des premiers et plus ardents promoteurs en France) s’appelle le sensualisme : même si on le voulait, on ne pourrait pas ne pas croire que ce qu’on voit existe, qu’il y a un soleil, etc – et qu’on a un corps. «Mais dites-moi, ô esprit…» ironise Gassendi en s’adressant au philosophe.
Et la manie de Descartes de tout opposer – son dualisme, dans la terminologie de la philosophie. Ainsi l’âme immatérielle, opposée au corps matériel : pour Gassendi, l’âme, pour être une substance «fort subtile et déliée», n’en est pas moins matérielle elle aussi, sinon elle n’est rien. (Notons en passant que cette hypothèse d’une âme purement matérielle est très audacieuse : sous couvert de se faire l’avocat du diable pour éprouver les thèses de Descartes, Gassendi lâche quelques idées bien à lui, qui pour l’Eglise sentent en effet un peu le soufre...). Ou l’imagination (qui ne fait pas partie de l’âme pour Descartes) distincte de l’intellect (qui en ferait partie) ; ou encore l’homme doué de raison, face aux animaux qui en seraient privés… Tout cela ne tient pas debout et, conclut Gassendi, Descartes a bien raison de rappeler en fin de ses Méditations que… «la vie d’un homme est sujette à beaucoup d’erreurs»…
La réponse de Descartes est à la fois brutale et assez perfide. Descartes n’est pas un pur esprit, il est au contraire un peu soupe au lait. Il a été homme d’arme, il sait se battre et il aime ça - les joutes intellectuelles, au moins. Sa plume est extraodinairement affutée - c’est aussi l’un de nos plus grands écrivains - et il est dangereux d'être sa cible. Il feint de croire que les arguments opposés par son relecteur (Gassendi, donc), qu'il sait «parfait et subtil philosophe», sont trop grossiers pour être les siens : Gassendi aura bien sûr joué un rôle, dit-il, il se sera mis dans la peau d'un de ces «hommes de chair», dont «l'esprit est tellement plongé et attaché aux sens» qu'ils sont incapables d'abstraction ; ce afin de le préparer, lui Descartes, aux arguments que ces derniers pourraient lui opposer.
Évidemment, le vrai message que Descartes entend faire passer est exactement opposé. Gassendi, veut-il nous faire comprendre, est bien un de ces «hommes de chair» à l'esprit «attaché aux sens». Ces termes, appliqués un homme de la rue, signifieraient qu’il est libidineux, goinfre, débauché etc. Il ne s’agit évidemment pas de cela ici. S’adressant à un intellectuel, l’accusation est autrement précise – et dangereuse. Elle est d’ordre doctrinal : il s’agit d’indiquer que Gassendi est un disciple d’Epicure.
Epicure, philosophe grec du ~IVe - ~IIIe s av. JC, était matérialiste : il professait que tout était matière, même les dieux ; que ceux-ci n’exerçaient aucune influence sur les hommes, et donc que toute prière était inutile ; que l’âme n’était pas immortelle, et donc qu’il fallait chercher le bonheur ici-bas sans compter sur un paradis inexistant, etc. En un mot, ses thèses sont le contre-pied exact de celles de l’Eglise, qui les a condamnées très tôt et s’est attachée à les discréditer en les assimilant à une apologie de la luxure, de la volupté, etc – bref, une philosophie pour l’«homme de chair», pour… l’épicurien, au sens vulgaire du terme. Gassendi n’est bien sûr pas épicurien dans cette acception abusive mais il est de fait très influencé par le sensualisme et le matérialisme d’Epicure, dont il rédigera plus tard une biographie. C’est cette filiation que Descartes entend rappeler par les mots «attaché aux sens» ou «homme de chair», afin de discréditer son détracteur auprès du clergé.
Dans la suite de sa réponse, Descartes s’attache à dépeindre Gassendi comme l’épicurien type selon l’Eglise : tantôt le sensuel grossier qui n’entend rien aux subtilités de la métaphysique ; tantôt le matérialiste qui flirte avec l’hérésie. Descartes abandonne le ton de l’humble défenseur de la cause divine pour marquer ouvertement son mépris. Ainsi : "courage ; enfin vous apportez ici contre moi quelque raison, ce que je n'ai point remarqué que vous ayez fait jusques ici". Ou encore, à Gassendi qui écrit «cela semble dur de voir établir [telle proposition]» : «que cela vous semble dur ou mou, il m'importe fort peu, pour moi il me suffit que ce soit véritable».
Nul doute que l’attaque ait porté. Gassendi se sentira offensé et il écrira en réponse un gros volume en latin : «Recherches métaphysiques, ou doutes et instances contre la métaphysique de René Descartes et ses réponses». Descartes fera une brève réponse. Une réponse, donc, à la réponse à sa réponse aux objections à ses Méditations. Le total de tout ça fait six ou sept fois la taille des Méditations elles-mêmes et aucun des deux philosophes n'a changé sa position d'un millimètre. Voilà une illustration parfaite de cette sentence que Kant prononcera au siècle suivant dans sa «Critique de la Raison Pure» : «Le champ de bataille où se livrent ces combats sans fin, voilà ce qu’on nomme la Métaphysique». C'est que l'expérience sensible n'a aucune prise sur ces notions aussi incertaines que sont Dieu ou l'âme ; la raison pure tourne nécessairement à vide.
Dire que Descartes n'a rien emprunté à Gassendi serait cependant inexact. Il lui doit son nom - son nom latin de «Cartesius», que Gassendi lui donne dans ses «objections» (rappelons que, comme les «Méditations», les «Objections» sont rédigées en latin) ; Descartes le trouve joli et l'adopte. Indirectement, on doit donc à Gassendi l'adjectif «cartésien».
Mais qu'importe au fond à Descartes l'opinion des matérialistes. Ils sont plus proches du bûcher que des commandes, ce n’est pas eux que Descartes doit convaincre, du moins pas dans un premier temps : c'est l'Eglise catholique, pour qu'elle cautionne son oeuvre.
La suite jeudi 27 juillet avec l’épisode 9/16 du Descartes Code : «Descartes et Arnauld»
Super Gassendi, mais euh... pourquoi la vache ?
Rédigé par : pierlo | 25/07/2006 à 08:49
Bonjour et merci de l'intelligence de cette série de billets.
Tous mes voeux de réussite pour ce blog.
Rédigé par : Sébastien | 25/07/2006 à 09:05
Bonjour,
Merci Sébastien, vos encouragements nous sont très précieux. Et... ça fait chaud au coeur aussi. Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer, mais c'est quand même bien mieux avec !
Pierre-Loïc, merci à toi aussi, et toutes mes félicitations. Tu confonds une brebis avec une vache : te voilà promu au statut d'intellectuel. J'ai mis une brebis car le lecteur est peut-être lassé des portraits de philosophes, et en illustration (un peu tirée par la laine, c'est vrai) de la phrase sur l'âme des animaux. Pourquoi une brebis ? il y avait là un clin d'oeil plus que discret aux lecteurs les plus attentifs des objections aux Méditations ; celles du théologien Arnauld en l'occurrence, que nous verrons jeudi : "Mais il y a lieu de craindre que cette opinion [celle de Descartes selon laquelle les animaux sont dépourvu d'âme] ne puisse pas trouver créance dans les esprits des hommes, si elle n'est soutenue et prouvée par de très fortes raisons. Car cela semble incroyable d'abord qu'il se puisse faire, sans le ministère d'aucune âme, que la lumière, par exemple, qui réfléchit d'un corps d'un loup dans les yeux d'une brebis, remue tellement les petits filets de ses nerfs optiques, qu'en vertu de ce mouvement, qui va jusqu'au cerveau, les esprits animaux soient répandus dans ses nerfs en la manière qui est requise pour faire que cette brebis prenne la fuite."
Rédigé par : RenaudD | 25/07/2006 à 22:15