Cela commence par un jeu du destin : les premières éditions du Notre-Dame de Paris de Victor Hugo étaient incomplètes, plusieurs chapitres ayant été égarés avant l'impression. Parmi ces chapitres, retrouvés par la suite et ajoutés aux éditions suivantes, le second chapitre du livre Vème, "
Ceci tuera cela", auquel nous nous intéressons. Dans ce court chapitre, Victor Hugo exprime une théorie qu'il juge vraie mais espère fausse sur le long terme : "
Ceci tuera cela. Le livre tuera l'édifice", ou encore "
L'imprimerie tuera l'architecture". La mémoire des premiers hommes fut retranscrite en premier lieu sur le sol, de "
simples quartiers de roche que le fer n'avait pas touchés, dit Moïse". Puis on éleva la pierre, on construisit une grammaire complète, des monuments à la foi, où tout était symbole : le choix du lieu de construction, les éléments de construction, la forme des édifices, leur enchevêtrement horizontal, vertical, ... "
Ainsi, durant les six mille premières années du monde, depuis la pagode la plus immémoriale de l'Hindoustan jusqu'à la cathédrale de Cologne, l'architecture a été la grande peinture du genre humain" écrit Victor Hugo en 1831.
"
Toute civilisation commence par la théocratie et finit par la démocratie. Cette loi de la liberté succédant à l'unité est écrite dans l'architecture". Selon Victor Hugo, l'architecture ne se limite pas à la retranscription dans la pierre des tables de loi des religions, car lorsque la foi faiblit sous les attaques de la libre pensée, l'architecture demeure : lorsqu'au retour des croisades, la seigneurie, puis le peuple, remplace le sacerdoce, l'architecture s'adapte. L'architecture romane meurt, remplacée par des oeuvres d'artistes, "
la cathédrale elle-même (...) échappe au prêtre et tombe au pouvoir de l'artiste. (...) Le génie et l'originalité populaires font la besogne que faisaient les évêques". Hugo cite des exemples de l'absence de respect des architectes pour le culte : "
Il existe à cette époque, pour la pensée écrite en pierre, un privilège tout à fait comparable à notre liberté actuelle de la presse". Amusant : "
C'est un moine bachique à oreilles d'âne et le verre en main riant au nez de toute une communauté, comme sur le lavabo de l'abbaye de Bocherville".
Mais une puissance va succéder à une autre puissance, au quinzième siècle tout change car Gutemberg invente l'imprimerie. Sous la forme de manuscrits, la pensée était en danger permanent. Imprimée, elle devient "
volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mêle à l'air. (...) Maintenant elle se fait troupe d'oiseaux, s'éparpille aux quatre vents, et occupe à la fois tous les points de l'air et de l'espace". C'est en outre un mode d'expression plus accessible, bien plus commode, qui le temps aidant, assèche l'architecture. "
Mais dès le seizième siècle, la maladie de l'architecture est visible; (...) C'est cette décadence qu'on appelle renaissance. Décadence magnifique pourtant, car le vieux génie gothique, ce soleil qui se couche derrière la gigantesque presse de Mayence, pénètre encore quelques temps de ces derniers rayons tout cet entassement hybrique d'arcades latines et de colonnades corinthiennes. C'est ce soleil couchant que nous prenons pour une aurore".
Pour Hugo, privés d'un art souverain, les autres arts s'émancipent : sculpture, peinture, musique; "
La sculpture devient statuaire, l'imagerie devient peinture, le canon devient musique". L'architecture, elle, s'étiole, devient géométrique, n'a plus que la peau sur les os, se meurt. "
Le grand accident d'un architecte de génie pourra survenir au vingtième siècle, (...) Mais l'architecture ne sera plus l'art social, l'art collectif, l'art dominant. (...) Le grand-oeuvre de l'humanité ne se bâtira plus, il s'imprimera".
Pour ceux qui souhaitent retrouver l'architecture pré-Gutemberg, le Médiévaliste recommande fortement la lecture de Notre-Dame de Paris. On y lit un Victor Hugo passionné, des descriptions du Paris médiéval réellement fantastiques. Chaque scène est prétexte à la description d'un bâtiment, d'une ambiance, d'une gargotte, ... on est transporté dans Paris en 1482. Si il n'y a qu'un chapitre à lire, c'est le second chapitre du troisième livre : "
Paris à vol d'oiseau". Hugo parsème son roman d'analyses, de théories, de thèses rigoureuses et qui presque 200 ans après n'ont pas vieilli et soutiennent l'analyse y compris à l'orée du 21ème siècle. Démocratie, théocratie, des sujets très 21ème siècle, finalement.
Lire
Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo
Visiter
Notre-Dame de Paris
Les commentaires récents