Cet article est le dix-neuvième et dernier de la série “Trois siècles en un”, consacrée à la France du XIXe siècle. Le précédent est là. Le premier est là.
Nous voici arrivé au dernier article de notre série “Trois siècles en un”. Il en est en quelque sorte la chute et, au lecteur arrivé par hasard sur cette page, nous recommandons donc de lire les articles précédents d'abord : le premier est ici.
Nous allons parler d'un fait divers tragique, survenu il y a un siècle et demi - et onze jours, à la date de publication de cet article. C'est-à-dire le 16 août 1870, au début de la guerre avec la Prusse qui va causer la chute de Napoléon III et du Second Empire.
Pour l'éclairer, ce fait divers, rappelons certaines choses que nous avons pu voir dans nos articles précédents.
Nous avons vu :
- que le XIXe siècle est habité par le souvenir de l'Ancien Régime et de la Révolution de 1789 qui y a mis fin ;
- que cet Ancien Régime se caractérisait par une organisation sociale foncièrement inégalitaire, avantageant exagérément la noblesse au détriment du peuple ;
- que c'est à cette organisation scindant quasiment le pays en deux castes que les révolutionnaires de 1789 en avaient, et non pas à la monarchie ;
- que l'abolition des privilèges nobiliaires en 1789, reconduite systématiquement par tous les régimes du XIXe siècle, n'a pas suffit à effacer complètement le ressentiment contre la noblesse ;
- qu'une raison en est que, durant la Révolution, une partie de celle-ci (notamment le futur roi Charles X) a émigré dans des États en guerre contre la France pour y organiser la contre-révolution, ainsi à Coblence, ville allemande qui en devint le symbole ;
- qu'une autre raison en est qu'après la chute du premier Empire, grâce au roi, mis sur le trône par les États vainqueurs, elle a rapidement recouvré une influence hors de proportion avec son importance démographique ;
- que la Prusse, État d'Allemagne auquel Napoléon III vient de déclarer la guerre en cet été 1870, comptait déjà un demi-siècle plus tôt parmi ces États vainqueurs ;
- qu'une thèse en vogue depuis le siècle précédent fait de la noblesse un peuple à part, d'origine germaine c'est-à-dire allemande ;
Nous avons vu également :
- que dans les campagnes, le rejet de l'Ancien Régime n'a pas signifié une adhésion de principe à la république ;
- que celle-ci y est longtemps vue - c'est encore le cas en ce mois d'août 1870 - comme un régime des villes, qui naît d’un coup de force parisien puis est ensuite : dirigé par des bourgeois indifférent au monde rural, racketté par des ouvriers jamais contents, financé par des paysans bonnes poires ;
- que le Second Empire y est en revanche très populaire car il est attentif à leur développement (système de crédit, réseau de transport...), et car, tout en conservant les apparences (mais les apparences seulement) de la démocratie, il y semble le rempart le plus solide contre un retour à l’Ancien Régime ;
- que les républicains y étaient d'autant moins populaires qu'ils se posaient en principaux opposants au régime impérial - ou, si nous ne l'avions vu, c'est maintenant fait.
Bien. A la lumière de ce qui précède, on comprend que, en ce mois d’août 1870, dans les campagnes rendues folles d’anxiété par la guerre, les têtes les plus échauffées voient les nobles et les républicains comme les alliés objectifs de l'ennemi ; les premiers seraient de vieux amis des Prussiens, voire des cousins à eux ; et les seconds, des opportunistes qui se préoccuperaient moins de les vaincre que de faire tomber l'empereur.
Napoléon III a déclaré cette guerre très peu de temps auparavant, le 19 juillet. Dans un contexte très tendu entre les deux pays, c'est un motif puéril qui a mis le feu aux poudres : le roi de Prusse aurait manqué de respect envers l’ambassadeur de France à Berlin ; cela a provoqué une flambée de discours bellicistes - et les républicains n'étaient pas les derniers à y prendre part ; puis la déclaration de guerre.
Par malheur, l’armée prussienne, qui n’attendait que ce conflit, est mieux dirigée, mieux équipée et plus nombreuse. Les défaites commencent à pleuvoir côté Français : Wissenbourg le 4 août ; Frœschwiller-Wœrth le 6 août ; Forbach-Spicheren le même jour. Le régime ne diffuse plus les informations qu’au compte-goutte ; mais, pour cette raison même, on devine que les choses tournent mal et l’anxiété monte. On s’inquiète de l’issue de cette guerre mais aussi, plus immédiatement, du sort de proches partis aux combats.
Les habitants du village de Hautefaye, en Dordogne, font partie des ardents défenseurs du régime. Lors du dernier plébiscite, organisé trois mois plutôt (8 mai 1870), on y a massivement soutenu Napoléon III : 117 “Oui”, 11 abstentions, aucun “Non”. Donc 92% de Oui, alors que la moyenne nationale était de 68%. Hautefaye fait partie de cette multitude de villages dont le vote désespère les républicains. On y fait toute confiance à l’empereur, moralement et techniquement : il est comme un père protecteur, il prend toujours les bonnes décisions. C’est aussi un chef militaire à la réputation d’infaillibilité ; aussi la série de revers qui marque ce début de guerre désarçonne les Hautefayais. Un Bonaparte, auréolé des victoires de Solférino ou Magenta, ne peut pas perdre aussi rapidement, pense-t-on : des ennemis de l’intérieur, c’est certain, prêtent la main aux Prussiens.
Le même phénomène de recherche de bouc émissaire s’était déjà produit à Paris en 1792, durant la Révolution, au début de la guerre avec l’Autriche et la Prusse. Parlons-en un instant. La France déclara cette guerre le 20 avril 1792 et fin août de la même année l'armée révolutionnaire essuya de graves défaites (Longwy le 23 août, Verdun le 29 août) qui ouvrirent aux armées autrichiennes et prussiennes la route de Paris. La panique commença alors à saisir la capitale ; d’autant qu’une déclaration (dite ‘manifeste de Brunscwick’), émanant du commandant en chef de l’armée prussienne, avait menacé les Parisiens des pires châtiments s’ils exerçaient “la moindre violence, le moindre outrage” contre Louis XVI et sa famille. La paranoïa gagna alors la ville : on vit des traîtres partout.
Seule la violence sembla alors pouvoir apaiser l’angoisse. L’historien Jules Michelet rapporte que le 1er septembre, un homme probablement ivre aurait alors crié “Vive le Roi ! Vivent les Prussiens ! Et mort à la nation !” sur la place de Grève (actuelle place de l’Hôtel de Ville), et faillit pour cela être lynché sur place par le peuple. Les autorités de la Commune intervinrent à temps pour l’en empêcher, mais durent promettre un jugement par un jury populaire - jury qui d’ailleurs condamna l’homme à mort. Ceci ne fut que le signe avant-coureur d’un drame épouvantable qui se produisit entre le 2 et le 6 septembre, et est resté dans l’histoire sous le nom de “massacres de septembre” : une foule ivre de fureur envahit (avec la complicité au moins passive des autorités) des prisons de Paris où étaient emprisonnés des prêtres hostiles à la Révolution et des aristocrates, et les massacrèrent sous prétexte qu’ils auraient comploté avec l’ennemi. Dans leur rage, les émeutiers (“des hommes qui, la plupart, n'étaient pas des parisiens” selon Jules Michelet) tuèrent également des prisonniers de droit commun (qui au final représentèrent l’essentiel des victimes).
Revenons à l’été 1870. Nous sommes le 16 août ; c'est jour de foire aux bestiaux à Hautefaye. La foire est un moment un peu exceptionnel : il n’y en a que quatre par ans ici, rassemblant des agriculteurs de Dordogne mais aussi de la Charente toute proche. Moment de vérité d’abord, où le paysan est fixé sur l’état du marché, et où il négocie des transactions importantes. Moment festif ensuite, l’après-midi ou en soirée, où il se détend avec les collègues – on est entre hommes, on boit beaucoup. Ce jour-là, la vérité est qu’il n’y a pas de quoi festoyer : un été exceptionnellement chaud a rendu les récoltes médiocres, et donc le fourrage rare, et l’élevage s’en est ressenti. Et puis bien sûr, il y a la guerre : on fait des conjectures sur les conclusions de telle bataille, ou sur le sort d’un fils au front dont on est sans nouvelle ; bref, on nourrit l’angoisse.
Loin de distraire un temps de l’inquiétude ambiante, la foire l’aggrave donc. On peut imaginer ce qui se ressasse à l’auberge. Certainement, on maudit le Prussien ; et aussi les nobles, et les curés – tout ça, c’est cul et chemise, on le sait depuis longtemps. Les républicains ? Ils ne valent guère mieux ! Ils n’ont pas digéré leur défaite lors du plébiscite du 8 mai et maintenant que les nouvelles militaires sont mauvaises, ils redoublent de critiques contre l’Empereur. A croire que leur ennemi, c’est lui, et non pas la Prusse ! Et que leur priorité n’est pas gagner la guerre, mais de mettre en place leur fichue république avec ses impôts pour financer leurs villes. Ah, une défaite ne leur déplairait pas, tiens !...
C’est dans cette atmosphère que débarque Arnaud de Monéys, vers quatorze heures.
De Monéys est un noble des environs. Il ne répond pas au cliché du noble nostalgique de l’Ancien Régime, riche, plein de morgue et désoeuvré, qu’on se plaît encore à colporter : il s’intéresse à l’agronomie et fait des projets pour améliorer le rendement de ses terres ; il participe à la vie de la commune, dont il fait partie du conseil ; on le dit généreux. Loin d’œuvrer secrètement pour la chute de l’Empereur (comme on en soupçonne souvent les nobles), il a fait lever l’exemption militaire que lui avait valu sa constitution chétive, afin de pouvoir s’engager dans la guerre contre la Prusse.
Il n’importe. Le même jour, son cousin Camille de Maillard est passé à la foire peu avant lui. De Maillard, noble également, est en outre légitimiste (c’est-à-dire partisan du rétablissement de la monarchie la plus traditionnelle) et n’en fait pas mystère. Lorsqu’il est passé, on l’a sommé de s’expliquer sur des propos qu’il avait tenu la semaine passée : au vu des dernières nouvelles du front, il avait alors publiquement prophétisé la défaite de la France. Sentant l’interrogatoire tourner à l’orage, De Maillard a prudemment mis les bouts, laissant ses interlocuteurs à leur colère inassouvie.
Lorsqu’Alain de Monéys arrive à son tour, c’est maintenant à lui qu’on demande des comptes. Son cousin, lui dit-on, aurait crié “Vive la République !” - pensez, il a prédit une défaite, c’est un républicain. Alain de Monéys se récrie : “Vive la république”, venant d’un monarchiste indécrottable comme Camille, mais c’est complètement impossible ! Loin d’apaiser la foule, qui grossit d’instant en instant, ces dénégations attisent sa colère.
On se met à le frapper. Avec d’autant moins de gêne que très peu le connaissent : “on”, ce sont des hommes qui, pour la plupart, ne sont pas des hautefayais, la foire attirant bien au-delà des limites de la commune. Pour eux, c’est un noble, donc un ennemi de l’empereur et un complice des Prussiens – voire, pour les plus attardés, un Prussien lui-même. Pour faire bon poids, on assure bientôt que c’est lui qui a crié “Vive la République !” : républicain et noble, il devient ennemi au carré.
L’attroupement compte bientôt plusieurs centaines de personnes, qui s’excitent et s’encouragent les unes les autres ; trait classique des scènes de violence collective : pour que celle-ci paraisse légitime, il faut que le plus grand nombre y participe, et que tout le monde soit responsable, afin que personne ne le soit. Lors du procès, on comptera vingt et un accusés, mais ceux-ci s’étonneront souvent de ne pas voir siéger parmi eux tel témoin passant à la barre.
Pour Alain de Monéys, c’est le début du calvaire. Au cri de “Vive l’empereur !” on le fait avancer à coups de pieux et de bâtons. Il ne s’agit pas seulement de tuer - quelques secondes auraient suffit - il faut faire souffrir ; chacun s’efforce d’ailleurs de ne donner aucun coup létal, qui risquerait de faire tomber sur soi toute la responsabilité. Des amis de De Moneys, ceux qui le connaissent bien, tentent de le soustraire à la foule ; mais on les confine au rôle de soigneur : ils peuvent le panser durant quelques rares et brefs moments, mais non pas mettre fin au massacre. Celui-ci n’en durera que plus longtemps. Deux heures en tout.
Il y a aussi ceux qui restent passifs. Dans les auberges, qui ne désemplissent pas du fait de la foire, on voit ou on entend passer le cortège meurtrier ; on s’étonne, mais, à de rares et impuissantes exceptions près, on ne réagit pas.
L’attitude du maire, surtout, soulèvera l’indignation lors du procès. Il suit la meute du début à la fin, mais n’intervient que très mollement, comme s’il s’agissait de s’assurer qu’une fête un peu turbulente ne dégénère en désordre ; comme si les choses n’avaient pas déjà atrocement dégénéré avec les premiers cris, avec les premiers coups. Lorsque de Monéys tente de se réfugier chez lui, il lui ferme sa porte – il craint pour sa vaisselle, s’excuse-t-il. Sa faiblesse est tragique : sans doute aurait-il pu ramener le calme s’il avait fait preuve de fermeté. Il est le seul représentant de l’autorité alors présent, et son renoncement est interprété par la foule comme une autorisation à continuer - tout comme la passivité des autorités lors des “massacres de septembre” de 1792.
Le curé du village, autorité morale, montrera infiniment plus de courage et de détermination que le maire. Il est pourtant dans une position bien plus périlleuse. En cette période de troubles, les prêtres sont en effet mis dans le même sac que les nobles : celui des puissances de l’Ancien Régime, c’est-à-dire des complices des prussiens. En soutenant de Moneys, il s’expose physiquement et il le sait – certains d’ailleurs ne manquent pas de le lui faire sentir. Il essaie d’abord la fermeté, révolver à la main, sans succès. Puis il tente d’amadouer les lyncheurs en les invitant à venir trinquer chez lui à la santé de l’empereur. C’est très habile. Certains acceptent ; on boit ; mais rien n’y fait : à deux pas de là, les coups continuent à pleuvoir sur la victime. Le curé comprend par ailleurs que son intervention risque de constituer une circonstance aggravante pour l'homme qu’il veut protéger : déjà noble et républicain, voilà bientôt celui-ci ami des curés. Alors, il n’intervient plus, ou plus directement.
Arnaud de Moneys n’est plus qu’une loque que l’on traîne par les pieds, lorsqu’on le jette finalement dans un coin de l’espace de la foire. On va chercher du bois, de la paille, des fagots ; on en recouvre son corps. Il est alors plus mort que vif ; mais il est vivant, il bouge encore, semble-t-il. La cour débattra pour estimer combien de temps il l’est resté après que, au cri de “Vive l’empereur !” toujours, on a mis le feu au bûcher. Les gens regardent le corps brûler puis rentrent chez eux.
Le soir même, la gendarmerie est sur les lieux et arrête les principaux coupables. Ceux-ci s’étonnent : ils font leur devoir en tuant un ennemi de l’Empereur, et on les arrête ! La semaine suivante, le maire est destitué par décret.
Encore une semaine plus tard, le 2 septembre, Napoléon III est vaincu à Sedan et fait prisonnier. Le lendemain, il est en route pour l'Allemagne. Le surlendemain, la République est proclamée à Paris.
Le procès s’ouvre trois mois plus tard, le 13 décembre 1870, au tribunal de Périgueux. Un des principaux accusé, selon un témoin, aurait ainsi commenté sa participation juste après le meurtre : “Nous l'avons fait pour sauver la France, notre empereur nous sauvera bien à son tour !”. S’adressant à lui, l’avocat général ironise : “Allez le chercher votre empereur maintenant…”. Il est condamné à mort avec trois autres le 21 décembre. Ils seront exécutés le 6 février.
Sources principales :
Alain Corbin, “Le village des ‘cannibales’”
Jules Michelet, “Histoire de la Révolution”, T. 5
Wikipedia, article “Déclaration de guerre de la France au roi de Bohême et de Hongrie”
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